B) La Crise Haitienne : Quatre Niveaux d’Expression
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1-Au niveau superficiel des évènements. Il s’agit de la crise qui correspond au passage d’un gouvernement renversé à un autre à élire, pour rétablir l’ordre constitutionnel. La période de gouvernement provisoire correspond à un « intermède gouvernemental » pendant lequel tout est permis, ou en tout cas beaucoup de choses, en attendant le retour à la normale. On a parlé, en très haut lieu, de « bamboche démocratique ». Le peuple, malicieux, dit que « l’état est en vacances » pour expliquer un certain degré de permissivité. On a eu des crises de ce type en 1946, de la chute de Lescot à l’élection d’Estimé, en 1950 de la chute d’Estimé à l’élection de Magloire, et en 1956-1957 de la chute de Magloire à l’élection de Duvalier. On peut donc comparer 1986-1987 aux précédents de 1946, 1950, et 1956-1957 pour en marquer la différence et/ou la ressemblance, par exemple au sujet du rôle devenu prépondérant de la question de couleur en 1946, ou du poids devenu dominant du césarisme en 1950, ou de l’émergence de l’option idéologico-sociale binaire traditionnelle sur un fonds de résurgence de la question de couleur en 1957. En ce sens, 1986 n’est pas la répétition de 1946, ni de 1950, ni de 1957 qui lui servent cependant de référence, puisque l’histoire est à la fois continuité et changement combinés sous le nom d’évolution. L’appréhension de la crise à ce niveau permet d’éviter les erreurs d’un passé récent pour s’en sortir mieux, c’est-à-dire au moins à bon escient.
2-Au niveau semi-profond de la conjoncture Il s’agit de la crise qui correspond au passage de la dictature à la démocratie. La période de gouvernement provisoire correspond alors a une « une transition démocratisante » au cours de laquelle se déroule le processus de démocratisation, avec ses hauts et ses bas, jusqu'à l’établissement de la normalité avec une Constitution démocratique et un gouvernement démocratiquement élu. On a eu des crises de ce genre en Amérique Latine (du Venezuela de 1958 et de la République Dominicaine de 1961 à l’Argentine de 1984, à l’Uruguay et au Brésil de 1985). On peut donc comparer l’Haïti de 1986-1987 à ces précédents latino-américains pour en marquer la différence et/ou la ressemblance, par exemple au sujet de l’option en faveur de la voie vénézuélienne ou dominicaine de la démocratie libérale par rapport à la voie cubaine ou nicaraguayenne, mais même cette option générale typologique n’est pas porteuse d’identité entre l’expérience haïtienne actuelle et les précédents vénézuéliens ou dominicains. L’appréhension de la crise à ce niveau permet d’apprécier la spécificité haïtienne, pour éviter toute tentative de décalque d’expériences étrangères similaires comme solution du cas d’espèce haïtien, dans la recherche de sa voie vers la démocratie.
3-Au niveau profond des structures. Il s’agit de la crise qui correspond au passage d’un modèle social à un autre, avec le dépérissement de la société traditionnelle haïtienne, vers une société moderne. La période de gouvernement provisoire correspond alors à une lutte entre le traditionnel et le moderne, en une phase transitoire de compromis combinant les deux, en attendant que le gouvernement définitif tranche dans un sens ou dans l’autre. On a eu des crises de ce genre dans l’histoire des pays extra-européens : par exemple le japon l’ère Meiji, la Turquie de Mustapha Kemal Atatürk, et Taiwan (Formose) actuellement. On peut comparer l’Haïti d’aujourd’hui avec ces précédents pour en marquer la différence et/ou la ressemblance. Par exemple, il est intéressant de noter que François Duvalier s’était donné pour modèle Mustapha Kemal Atatürk, avant de changer pour le modele Mussolini-Hitler. L’appréhension de la crise à ce niveau permet de tirer parti de la stratégie de modernisation des pays qui ont eu à faire cette expérience, comme source d’inspiration, en vue de l’adaptation nécessaire à la situation propre de notre pays dans sa différence incommunicable. On peut dire qu’il s’agit là de la problématique du Tiers Monde au XXème siècle.
4-Au niveau abyssal des civilisations. Il s’agit de la crise qui correspond à un changement dans le mode de pensée, les valeurs, la culture, les croyances, la vision du monde. La période de gouvernement provisoire donne cours à l’invitation à un changement de longue durée : un changement de mentalité. Nous sommes à une phase ultime de la crise de la conscience haïtienne qui, par exemple, pour avoir privilégié les valeurs de l’élite, puis préconisé les valeurs des classes moyennes et des masses urbaines, veut investir dans les valeurs de la paysannerie devenue le capital de réserve le plus précieux de la nation. C’est une crise de la civilisation haïtienne qui, pour assurer la révolution des mentalités, doit réussir à la fois son 16ème siècle et son 19ème siècle pour sauter au XXIème siècle, si elle doit répondre aux nouveaux défis de l’informatique, de la haute technologie et de la biotechnique. Il s’agit des modalités et du lieu d’insertion de notre pays dans le monde de demain.