D) La Promotion de l’Homme Haïtien par l’Education

S’il y a un domaine ou les choses ont commencé à bouger en Haïti, c’est bien celui de l’éducation, pour le meilleur (difficile à obtenir) et pour le pire (vite arrivé). Pour le meilleur, quantitativement, de manière dominante. Pour le pire, qualitativement de manière principale. Le début d’extension vers la massification nécessaire a, sauf exceptions, généralise la médiocrité. Et cependant, des efforts louables, des initiatives valables, des contributions généreuses, des plans progressistes ont vu le jour pour la réforme de notre système d’éducation. Peut-être bien qu’une des raisons de leur échec soit que, selon le mot de notre ami Trank Khoi, « Il n’y a pas de réforme de l’éducation sans réforme de la société. L’éducation à elle seule ne peut changer la société.
On sait qu’avec l’agriculture, l’éducation est la priorité des priorités, le cédant à peine à l’emploi. C’est que cette exigence sociale que l’on nomme éducation a une quadruple fonction : culturelle et scientifique (transmission de connaissances), sociale (socialisation, intégration sociale, mobilité sociale vers l’égalité des chances), économique (apprentissage, qualification pour l’emploi et production) et enfin politique (cohésion sociale et émergence croissante de l’Etat-savant).
Or l’état de l’éducation chez nous participe de l’ensemble de la situation désastreuse que connaît le pays. On en connaît la fiche signalétique : taux d’analphabétisme de 65 à 70%, taux de scolarisation des jeunes de 6 à 24 ans de l’ordre de 40%, déficit dans le nombre et la formation des enseignants, grave insuffisance quantitative et fonctionnelle des locaux et équipements scolaires ;  commercialisation à outrance de l’enseignement privé devenu un business mais pourtant responsable des 2/3 de l’effectif de l’enseignement primaire et des ¾ de celui de l’enseignement secondaire ; Méthodes d’enseignement surannées privilégiant la mémorisation à outrance en faisant annoncer le français pour retenir des mots par cœur sans comprendre les idées ; Surcharge des classes ; contenu de l’éducation indifférent au réel vécu ; Taux élevé de déperdition scolaire ; contrôle de connaissances inadéquat ; Rapports maîtres élèves surannés générateurs de passivité ou d’indifférence de la part de ces derniers ; carte scolaire qui oblige à de longues heures de marche à la campagne ; financement insuffisant et mal réparti de l’éducation ; inégalités devant l’école ; une Université d’Etat squelettique sinon fantôme, malgré des efforts méritoires, avec 4.500 étudiants pour une population de 5 millions et demi d’habitants (la République Dominicaine, pour le même effectif démographique en compte une dizaine) ! Certes, il y a de bonnes écoles à tous les niveaux, mais ici c’est le cas de le dire, l’exception confirme la règle. De bonnes réformes ont été proposées, elles ont butté contre les résistances traditionnelles.
Face à cette situation que faire ? Dresser les statistiques d’une scolarisation générale nécessaire (900.000 enfants de 6 à 12 ans) pour en déduire, à la manière classique, le nombre de salles de classe et de nombre de maîtres (20.000) est certes utile, mais aboutirait à cette vérité que tout le budget de l’Etat ne suffirait pas pour assurer l’effort financier qui serait alors nécessaire pour réussir une politique d’éducation nationale dans le cadre de l’enseignement formel traditionnel. Il nous faut donc combiner éducation formelle, non formelle et informelle.
Mais avant tout, comme déjà le disait Louis Joseph Janvier, il nous faut « un plan général d’éducation arrêté, convenu, compris de tous ». Quelles en seraient les grandes lignes ?        
Une Campagne massive d’alphabétisation des adultes en privilégiant l’éducation non formelle et informelle du fait de la nécessité de créer rapidement des opportunités d’apprentissage non scolaire pour donner une réponse à des demandes nouvelles d’éducation sous une forme moins coûteuse, plus souple, s’adaptant aux besoins et aux motivations des apprenants et plus facile à développer que l’éducation formelle.
L’éducation permanente qui opère par l’action d’un adulte sur un autre adulte et s’analyse en un processus d’acquisition de connaissances et de formation qui s’étend sur toute une vie.
L’uniformisation de l’enseignement fondamental public dans un tronc commun.
L’éducation active avec participation de l’intéressé qui se forme autant qu’on le forme.
L’égalité des chances à étendre aux enfants de service sous la responsabilité des maîtres et/ou maîtresse de maison ou ils travaillent.
Le recours de plus en plus aux moyens audiovisuels et à l’enseignement par cassettes et vidéo-cassettes en complément des manuels, y compris l’utilisation des masse-médias et de l’environnement social dans ce que Georges Friendman a appelé l’école parallèle.
L’utilisation de l’éducation non formelle et informelle comme champ d’application de la multifonctionnalité, comme le système vénézuélien individuel ou familial ou par petits groupes appelés ACUDE dans lequel un coffret de tourne-disques portatif comporte des collections de disques consacrés une aux méthodes et à un programme modernes d’alphabétisation, une autre à l’agriculture paysanne, une autre à la santé (les premiers soins de maladies de traitement familial) une autre à la mécanique (dans l’atelier domestique) etc. Transposé en créole et adapté à la situation haïtienne, le système ACUDE peut rendre d’immenses services, par exemple, dans les Maisons du Peuple pour l’éducation de base.
L’établissement de centres d’éducation spécialisée a travers le pays pour combattre la délinquance juvénile et resocialiser les jeunes socialement inadaptés ou mal adaptés.
L’intégration de l’école a la vie de la communauté en tenant compte de toutes les recommandations accumulées dans les études internationales et nationales. A cet égard, en ouvrant dans les manuels qu’il a préparés, l’école au milieu considéré non comme un objet d’études mais comme un ensemble complexe de problèmes a la solution desquels l’enseignement doit contribuer, l’Institut Pédagogique National, malgré des critiques méritées, a fait plus que défricher le terrain qu’il faudra sans doute ensemencer de manière tactiquement différente, moins doctrinaire, plus sélective et différentielle et en tenant d’avantage compte des perceptions collectives, notamment en ce qui concerne le bilinguisme d’aspiration d’une population créolophone.
L’éducation formelle à rendre polytechnique au niveau du secondaire par la combinaison de l’étude et du travail. Ce système adopté chez nous autrefois par l’école adventiste de Diquini, puis par l’Ecole méthodiste Collège Bird mais abandonné sans avoir pu être généralisé, présente un triple intérêt : Pédagogique (valeur formative du travail manuel, relation entre savoir et savoir-faire), économique (attitude positive vis-à-vis des métiers manuels, orientation pré-professionnelle, préparation lointaine à l’emploi) et financier (allégement du coût de l’enseignement par la contribution à la construction et à l’entretien des écoles et par la vente de la production agricole, industrielle et artisanale). Ce système se prête à la rotation dans l’utilisation des salles de cours de deux effectifs scolaires, le premier le matin (pendant que le second est au champ ou à l’atelier), et le second l’après-midi (pendant que le premier est à son tour au champ ou à l’atelier), comme à Cuba dans ce type d’école.
La démocratisation de l’enseignement sans sa médiocrisation pour créer une égalité des chances parfaitement compatible avec la recherche de l’excellence académique à tous les niveaux.
La création de centres spécialisés pour les enfants handicapés, centres animés par des équipes pluridisciplinaires (travailleurs sociaux, psychologues sociaux, éducateurs spécialisés, psychologues scolaires, médecins et personnel paramédical, conseillers pédagogiques etc.) en vue d’améliorer leur rendement scolaire et de faciliter leur intégration dans la vie normale.
L’adaptation de l’éducation aux besoins du développement et donc sa liaison avec l’agriculture, l’industrie et la politique.
La restructuration de l’enseignement formel pour mieux organiser l’orientation des filières de sortie vers la préparation de professionnelle à l’insertion dans la vie au niveau du certificat de fin d’études primaires (premier étage d’une filière de sortie), de la 3eme (2eme étage), du baccalauréat (3eme étage) et de la fin d’études supérieures (4eme étage). A cet égard, l’enseignement technique et professionnel a tous les niveaux cessera d’être le parent pauvre pour s’intégrer dans le curriculum et préparer son choix éventuel comme filière.
La réforme modernisatrice et la régionalisation de l’enseignement supérieur en continuant, certes, de s’inspirer de l’exemple français pour la qualité de la formation générale et théorique de bonne méthode, de l’exemple américain pour le souci d’une spécialisation poussée et l’accent sur la technologie mais avec la claire conscience de la nécessité de s’adapter à nos réalités, nos besoins, nos aspirations et de lier recherche et développement. A ce dernier égard, la création d’un Centre haïtien de Recherche Scientifique s’impose, ainsi qu’une Institution Supérieur pour une technologie appropriée (importation, adaptation création). De même au Conseil Supérieur de l’Université devraient figurer les représentants du monde de l’industrie, des affaires, du commerce, du travail et des professions libérales.
L’organisation et la valorisation de la fonction enseignante par la mise en application d’un Statut de l’enseignant : avec sa formation, son recrutement, ses devoirs et obligations, le barème des traitements, les avantages de carrière etc. dans le genre et la prolongation  du Statut de la fonction enseignante que nous avions proposé en 1958 déjà pour les professeurs de l’enseignement secondaire. A cet égard, la question a été souvent posée du choix à faire entre envoyer systématiquement des haïtiens à l’étranger pour apprendre (exemples : Le cas japonais de l’ère Meiji et le cas vénézuélien du plan maréchal Ayacucho) ou bien faire venir des missions étrangères pour la formation sur place. Paul Déléage nous conte ce débat, sous le gouvernement de Salomon, quand le ministre de l’Instruction Publique d’alors François Saint-Surin Manigat opta pour une solution de complémentarité successive en deux temps : Faire venir des missions étrangères pour la formation sur place et ensuite envoyer à l’extérieur les meilleurs parmi les premiers ainsi formés pour revenir se substituer à ces missions et ainsi haïtianiser les cadres de la formation pour la formation des cadres.
     La restructuration, modernisation et professionnalisation de l’Administration centrale de l’éducation nationale pour lui permettre de mieux répondre à ses responsabilités conceptuelles et opérationnelles.
Une telle politique sera handicapée dans la réalisation de ses ambitions par le problème du financement. Il est certain qu’il y a un gros effort d’investissement à faire. Or déjà les dépenses publiques d’éducation absorbent 9% du budget de l’état, soit 1,5 du produit domestique brut, mais les dépenses totales pour l’éducation atteignent 6% du PDB avec 20% provenant du Trésor public, 30% de l’aide étrangère et 50% des parents. Il faudra sans doute se faire à l’idée qu’on devra s’accommoder d’un plafond provisoire de satisfaction des besoins d’éducation, en attendant que les dividendes accrus du développement permettent de crever ce plafond pour atteindre les ambitieux objectifs de l’an 2004. Ici encore, vu l’intérêt déjà montré pour l’éducation par les donneurs d’aide, on peut penser que cet intérêt ne pourra que s’accroître devant le caractère sérieux d’une politique compétente et efficace, soucieuse de rentabiliser l’effort collectif national selon le principe qui nous est cher de compter d’abord sur nos propres forces.