Leslie Manigat :un sphinx contrarié par les masses

  • Publication : jeudi 10 juillet 2014 17:47

La providence ne semble pas être généreuse envers Haiti, qui décidément assiste sans coup férir à la dilapidation de ses ressources intellectuelles, comme si la thèse de la marche vers la faillite généralisée par Jarred Diamonds dans son livre « Effondrement » trouve son illustration indiscutable. Après Jean Métellus, un illustre écrivain et défenseur farouche de l’égalitarisme interracial, une grande figure politique ,un sphinx de la politique haïtienne vient de réveiller la conscience des myopes qui livrent l’héritage de Toussaint Louverture aux froides et cyniques homélies onusiennes. La disparition de Leslie Manigat est aussi celle des valeurs fusionnelles d’un homme avec la patrie. Pour Leslie Manigat,la patrie a une âme qui mérite affection , une personnalité qui est choyée par l’inimitié. Et si Toussaint Louverture jette les bases de la nation, Leslie Manigat séduit par sa capacité à vouloir la vivifier. Sa trajectoire politique, son cursus universitaire renvoient au profil d’un homme pluriel : un visionnaire, un patriote, un universitaire de haut calibre, un obsédé du pouvoir.

Leslie Manigat fut un visionnaire qui a eu le mérite de mettre en garde les élites dirigeantes de ce pays, dont il fut un digne représentant, de refuser le braconnage des valeurs ancestrales .Elles ne sont pas négociables, elles ne peuvent faire l’objet de transactions pour des raisons qui tiennent au respect du Traité de Westphalie qui alimente la réflexion sur la souveraineté. Le concept souveraineté chez le professeur Leslie Manigat s’inscrit dans la conception de Jean Bodin et Hans Morgenthau,  qui définit la souveraineté comme « un pouvoir centralisé qui exerce son autorité suprême sur un territoire ».Ainsi, l’État, selon la conception de Manigat ,est une entité autonome, certes insérée dans l’ordre international, mais qui ne renonce à son statut de figure rebelle et  autonome, pour adopter l’humiliation, la génuflexion. 

La souveraineté est le principe intangible dans la pensée de Manigat, évoluant avec dextérité, dans une combinatoire précise. On peut citer son refus de demander des sanctions  contre les militaires qui l’ont renversé. D’autres auraient bradé ces principes, foulé aux pieds les valeurs que tout prince ou tout homme politique qui aspire à gouverner doit respecter. Spécialiste des relations internationales, le professeur Manigat alimente sa conception de la souveraineté dans la nation, dont il célèbre l’indivisibilité, la stabilité, la pérennité. Au- delà de tout emballement nationaliste, la souveraineté nationale s’agrandit, s’épaissit et s’ouvre aux sources de l’anticolonialisme. Deux caractéristiques de cette souveraineté, telle qu’elle a été portée par le professeur Manigat :la rupture avec la domination des États-Unis dans la politique haïtienne, et  l’intransigeance . Ni déférence à l’Occident, ni soumission ignominieuse envers le gouvernement américain, la conception autonome de la souveraineté devient un obstacle au projet  d’asphyxier et d’étouffer Haïti. Son retour au pouvoir fut un échec. Parce que le professeur s’est montré attaché au principe de non-intervention , malgré la multiplication des modalités d’ingérences sous couvert d’un humanisme tentaculaire et monstrueux. À l’heure de ce que Bertrand Badie appelle la « fièvre régionale », c’est-à-dire l’émergence de forces régionales en concurrence avec les puissances impériales, la pensée politique du professeur Manigat ne connaît pas de variations. Il savait qu’en ouvrant la boîte de Pandore la communauté internationale légitimerait ses interventions ,ou simplement l’occupation d’Haïti.  À ce titre, le professeur Manigat fut un visionnaire qui a vu comment un prince ambitieux et renégat pourrait avoir du sang sur les mains, et troquer un projet épique contre l’issue tragique. C’est d’un cœur léger, mais les larmes aux yeux, que le professeur Manigat assiste à l’implosion de l’État, lui qui a écrit de pages lumineuses sur ce que représente le populisme , le salnavisme, qui a dirigé le travail de Georges Adam à l’École normale supérieure, « Une crise haïtienne 1867-1869 :Sylvain Salnave ».

Le professeur Manigat ne fut pas seulement un visionnaire qui incarna « la grande politique »,il  fut également un patriote. Mais gardons-nous des facilités qui  mélangent  propos destructurants pour flatter les bas instincts des masses incomprises et manipulées, et  posture d’un génie qui refuse la spontanéité. Manigat ne versait pas dans l’improvisation. Il se nourrissait de la sève ancestrale. 

La figure qu’il mettait en avant est Saint-Surin François Manigat, après une formation à Paris, « il a dans son bagage de futur intellectuel –homme politique deux acquisitions essentielles :une vision de grandeur ambitieuse pour le développement de son pays et pour le pouvoir fort et modernisateur , et une sensibilité attentive à la justice sociale en faveur de laquelle il réclamait une politique de justice distributive ».  Le professeur Manigat  revisite avec admiration et fierté ce capital culturel dont il souhaitait être le dépositaire de la lignée de la famille Manigat. Il se sentait habité par une mission d’être un représentant de sa famille, ayant un sens noble des responsabilités et une haute conception de l’État. Il voulait, en tant que patriote, incarner la modernisation d’Haïti. L’action modernisatrice qu’il souhaitait conduire s’inspire de l’histoire, de ce qu’il appelle « la faillite de la modernisation ». Manigat ainsi conjugue patriotisme et nationalisme. Mais il ne faut pas confondre avec le nationalisme vindicatif qui joue avec ce virus contagieux d’allumeur de brasiers foudroyants. La nation, pour lui,  est la transposition de l’âme louverturienne dans une communion réparatrice des humiliations et des mises en quarantaine de l’Occident.La nation, ce n’est pas ce que Stefan Zweig dans « les souvenirs d’un européen » appelait « la pestilence nationaliste »; la nation, c’est l’héritage de l’histoire, de la culture, de l’idendité haïtienne. La nation haïtienne, c’est le déploiement de la grandeur historique au confluent de la révolution anti-esclavagiste, sans parti-pris ni gauche ni droite. La nation, cette communauté forgée dans les fers et le renversement de la domination raciale d’inspiration européenne. La nation, ce n’est pas le repli sur soi, pour le professeur Manigat, c’est cette rencontre permanente avec les peuples du Sud eux aussi piétinés par l’armada idéologique et militaire des Européens, plus tard des États-Unis d’Amérique. La nation, pour le professeur Manigat, ce n’est pas l’emprisonnement racial, c’est le rapprochement dans la dignité et le respect avec les peuples.  À ce titre, aucun sacrifice n’est démesuré.

C’est par sa capacité à prouver la supériorité de son intelligence que ses collègues professeurs à la Sorbonne, à l’Université West and Indies , au Centre de Recherches internationales que le professeur Manigat  fait résonner la dimension du nègre. Un Haïtien qui enseigne les relations internationales aux côtés des grands historiens : Marc Bloch Lainé, Marc Fero…Au- delà de tous préjugés, c’est la continuité de l’engagement des illustres penseurs du XIXe siècle qui déconstruisaient la supériorité des races européennes à celle d’Haïti. L’enseignement de qualité que prodigua le professeur Manigat solde les comptes d’un passé de descendant d’esclave qui modifie le regard, les représentations négatives d’Haïti. C’est un combat d’un autre genre et qui fait du professeur  Manigat un « grand homme « , c’est-à-dire « la rencontre, comme le définit De Gaulle,  d'un grand caractère et d'un grand hasard » dans « le fil de l’épée ».Les secousses qu’il a connues sous Duvalier, après avoir été son compagnon de route, l’ont poussé sur les rives européennes. Manigat les a repoussées et brille dans le champ universitaire. Ce  ne fut pas seulement un universitaire mais  aussi un écrivain achevé qui sauve par sa verve les séquences les plus palpitantes du récit national.

Mais, l’obsession du pouvoir a été un champ de ruines .Le peuple ne l’a pas compris.Les élites concurrentes jalouses de son érudition, de son intelligence, sans doute, ont vite fait de le caser. Ses idées n’étaient pas de droite. La vision qu’il portait aveugla sa volonté trop poussive et son intelligence démesurée à vouloir triompher des adversités. Les professions de foi qu’il véhiculait sur l’avenir du pays furent celles d’un centriste, favorable à l’économie de marché mais s’opposa au triomphe de l’argent sur la valeur de l’homme. Ses rêves se sont brisés contre la domination de l’oligarchie et de la puissance américaine. 

On ne mesure pas encore la portée de la disparition du professeur  Leslie Manigat. Une telle personnalité est si rare que ce serait futile de rechercher à l’identifier à des istes : socialistes, capitalistes, nationalistes…L’épithète l’enfermerait et empêcherait de mesurer la dimension universelle de cet homme au moment où Haïti a besoin plus que jamais d’un guide, d’un visionnaire, d’un éclaireur.

 

Leslie François Manigat, La crise haitïenne contemporaine, Port-au-Prince, éditions des Antilles,1995,p.82

Source : Jacques Nesi - lenouvelliste