Leslie F. Manigat, Jean Price-Mars et Anténor Joseph Firmin : l’histoire d’une redondance

  • Publication : lundi 7 juillet 2014 17:30

Anténor Firmin, Jean Price-Mars et Leslie Manigat : trois noms qui résonneront probablement longtemps dans l’histoire d’Haïti, trois noms qui feront toujours la fierté des Haïtiens, trois intellectuels haïtiens de renom, trois grands hommes. Chacun de ces trois colosses représente certainement l’icône intellectuelle de son temps. De par leurs réflexions, ils ont contribué à l’essor de la littérature, de l’histoire et de l’économie en Haïti ; ils ont donc été de véritables muses pour la jeunesse, quoiqu’ils aient vécu à des époques différentes les unes des autres. Malgré tout, en analysant la vie de ces trois grandes figures haïtiennes, la similitude est flagrante.

Firmin, Price-Mars et Manigat sont tous originaires du Nord. Firmin et Price-Mars y sont nés (à Cap-Haïtien et Grande-Rivière-du-Nord respectivement). Manigat, né à Port-au-Prince, est issu de l’élite progressiste du Nord ; son grand-père, Saint-Surin François Manigat,qui fût député de la Plaine-du- Nord, ministre de l’Intérieur du président Lysius Salomon, a même prétendu à la magistrature suprême. Mis à part cette analogie sur leur origine, les trois hommes ont eu une carrière littéraire et/ou scientifique réussie, alors que leur carrière politique est marquée par des échecs, surtout lors de leur tentative d’accéder à la magistrature suprême.

En effet, en 1879, Firmin perd les élections devant le porter à la députation. Après avoir publié « De l’égalité des races humaines. Anthropologie positive » en 1885 et après avoir été ministre des Finances et des Relations extérieures (1889-1896), Firmin, du Parti Libéral, tente de devenir président, mais échoue face à Nord Alexis en 1902, après une guerre civile. Jean-Price a été député (1905-1908) et sénateur à deux reprises (1930-1935 et 1941-1946). Pourtant, il a tenté à trois reprises de devenir président (1930, 1936, 1941) et à trois reprises il a échoué (deux fois face à Sténio Vincent et une fois face à Élie Lescot). Leslie Manigat accède au pouvoir suprême en 1988 après des élections controversées mais n’y passe que 4 mois. En 2006, il échouera face à René Préval après une seconde tentative.

Cette ressemblance entre ces trois hommes n’est en réalité que la répétition du choix entre deux idéologies différentes : celles qui ont caractérisé le Parti Libéral et le Parti National depuis 1869. En effet, le premier courant prônait que seul un groupe d’hommes instruits peut diriger le pays d’où l’idéologie « le pouvoir aux plus capables ». Le second prônait la devise « le plus grand bien au plus grand nombre » de laquelle a découlé une tendance vers le choix populaire.

En comparant la contribution au niveau scientifique et littéraire ainsi que les résultats du parcours d’Anténor Firmin comme ministre des Finances (relance des affaires par une baisse du taux d’intérêt, régularisation du paiement mensuel des salariés de l’Administration publique, mise en place d’infrastructures de développement, de développement industriel) à ceux de Nord Alexis, considéré par certains historiens comme illettré (régime marqué par la corruption), il est possible d’affirmer que cette opposition est calquée sur le modèle Libéral-contre-National. L’histoire rapporte cependant que la voix « populaire » avait triomphé.

Malgré les troubles qu’aura occasionnées la montée au pouvoir de Nord Alexis, malgré la contribution de Jean Price-Mars dans l’analyse de la société haïtienne (Vocation de l’élite, Une étape de l'évolution haïtienne), son parcours comme député ou comme sénateur et son implication dans le courant de la « Négritude » et la lutte contre l’occupation américaine, contrairement à son homologue de lettre sénégalais, Léopold Sédar Senghor, qui devint président, les tentatives de Price-Mars pour accéder à la magistrature suprême ne sont qu’un remake de 1902. Sténio Vincent, président pendant l’occupation américaine, et Élie Lescot avaient été élus par l’Assemblée nationale au détriment de ce dernier.

Le gouvernement de Lescot fut marqué par des grèves incessantes et une économie chancelante ainsi que par une domination toujours présente des États-Unis (sous la demande desquels Lescot déclara la guerre à l’Axe en 1941) au niveau politique. Cela n’empêcha pas que, 60 ans plus tard, le choix populaire l’emporta. Leslie Manigat perdit les élections. Suite à diverses manifestations (l’incident Montana) qui conduisirent à une modification des résultats du premier tour, alors que ceux-là indiquaient un second tour, René Préval fut porté au pouvoir. Le choix du plus grand nombre prima encore une fois sur celui du plus capable.

Il est clair que le parcours politique de ces trois hommes est une redondance. Redondance car ce n’est que le même scénario de 1902 qui se répétait à travers l’histoire. Redondance car les résultats des choix qui ont été faits se sont avérés dans les trois cas désastreux, que ce soit sur le plan économique ou démocratique. Nord Alexis tentera de devenir président à vie alors que Lescot prolongera son mandat,sans même avoir eu le temps de jouir de cette prolongation. René Préval pratiquera la politique de l’autruche et sera l’un des responsables d’une gestion désastreuse de la situation postséisme en Haïti.

Après environ un siècle et demi de gouvernements élus sur la base du principe du Parti National, le constat est évident, le choix de nos dirigeants, en considérant uniquement le principe de la popularité, n’est pas efficace. Entre Nord Alexis, Élie Lescot et René Préval, aucun n’a réussi à appliquer une politique économique efficace et n’ont par conséquent pas été capables d’améliorer les conditions de vie de la population tout en lui permettant d’avoir accès à des emplois. La popularité ne suffit donc pas pour assurer une gouvernance efficace.

Face à ce constat, il est important pour les jeunes de la nouvelle génération de réaliser qu’ils ne doivent plus continuer à faire des choix qui n’assureront pas à Haïti un meilleur avenir. De ce fait, les hommes à qui ils devront confier la  responsabilité de l’économie haïtienne ainsi que la gestion des différentes institutions doivent être non seulement des hommes qui ont reçu une formation poussée, mais doivent aussi avoir participé à la vie politique haïtienne comme leaders d’un groupe. Il serait en effet absurde de confier les rênes d’un pays à un homme qui n’a jamais dirigé une communauté, de quelque envergure qu’elle soit. 

De plus, seuls les hommes qui ont été efficaces dans les différentes positions qu’ils ont occupées au niveau de l’Administration publique, ou dans une entité privée, devraient avoir l’aval du peuple. Haïti ne peut plus continuer à placer à sa tête des hommes inexpérimentés, qui n’ont jamais prouvé être capables d’assurer le développement d’une institution, d’une communauté de la taille d’un quartier ou d’une commune. 

Il est important de rappeler qu’il n’est pas question ici de mettre de côté les principes démocratiques liés au suffrage universel en Haïti. Le peuple devra être celui qui choisit mais il doit apprendre à choisir autrement. Autrement n’implique pas non plus laisser un groupe d’individus diriger éternellement l’administration. Autrement implique rechercher la compétence, l’expérience et l’efficacité. Autrement implique que seuls les hommes capables devraient accéder aux différentes magistratures du pays. Cela ne pourra que faire honneur à Anténor Firmin, Jean Price-Mars et Leslie F. Manigat.

 

Références 1) Wesner Emmanuel, Histoire, période nationale 1804-2004 : Saint-Domingue redevient Haïti : Terminal II 2) Odette Roy FOMBRUN, Histoire de mon pays, Haïti 3 3) Demesvar DESLORME, les théoriciens au pouvoir : causeries historiques. 4) http://www.lehman.cuny.edu/ile.en.ile/paroles/firmin.html 5) http://haitimemo.org/index.php?option=com_content&view=article&id=37:jean-price-mars-1876-1969&catid=46:le-portrait-du-mois&Itemid=93&lang=fr 6) http://www.radiotelevisioncaraibes.com/nouvelles/culture/4257.html

 

Ralph Valéry VALIERE