L’œuvre historique et la pensée politique de Leslie F. Manigat

  • Publication : vendredi 4 juillet 2014 17:08

Ce sont ses combats pour l’Histoire nouvelle – Leslie F. Manigat ne l’a jamais caché – qui l’ont «appris à aimer l’histoire et à la faire, dans les deux sens du terme» (Cf. Préface du premier tome de l’Eventail d’Histoire Vivante d’Haïti, 2001). Tout le sens de sa vie est là : toute son action politique a été la résultante de son œuvre. Qu’il suffise de dire que c’est la résultante d’un historien-politologue (qui fonda un parti politique, le Rassemblement des Démocrates Nationaux Progressistes (RDNP) en 1979, accéda à la présidence en 1988 pendant quatre mois et demi et, à 75 ans, se porta une seconde fois candidat à la présidence en 2005), et celle du penseur politique qui explora les problèmes essentiels de l’évolution nationale.

Intellectuel engagé, chef de parti, militant et penseur politique, professeur chevronné et historien-politologue, Leslie F. Manigat n’a pas échappé à cette complexe relation d’attirance et même de fascination qui existe depuis toujours entre l’histoire et la politique dont le goût pour l’exercice du pouvoir demeure l’une des motivations essentielles. C'est là aussi la première grande leçon de vie citoyenne qu'il nous a donnée avec cette vigueur de pensée et d'action qui lui était propre : la politique avant tout c'est l'affaire des intellectuels, des ''save'' , des professionnels de toute catégorie, des citoyens compétents. C'est un champ d'action qu'on ne doit pas laisser aux charlatans, aux médiocres, aux aventuriens, aux forces malsaines, aux bandits-légaux ou pas-, bref aux apatriotes et aux affairistes. La faiblesse de l’historicisme haïtien tenait principalement à son caractère soit hagiographique, soit descriptif, commun à Pauléus Sanon et Thomas Madiou, à Jean Fouchard et à Beaubrun Ardouin par-delà leurs descendances (Roger Gaillard étant une sorte de commentateur avisé) ; la pensée de Leslie F. Manigat se présente ici comme une alternative –et non une synthèse -, puisqu’elle se veut rationnelle et pas seulement académique.

Il y a quelque chose de saisissant que le professeur Manigat avait clairement expliqué : «l’expérience historique haïtienne – est pleine d’enseignement et de motifs d’espérance optimiste – si nous savons faire de l’histoire l’instrument du changement par rapport à nos échecs.» (cf. Deux cents ans d’histoire du peuple haïtien 1804 – 2004). Cette citation  testamentaire, doctrinale est extraite du troisième texte au titre ô combien éloquent («Du profil du passé aux interpellations du présent et à la projection de l’avenir : l’itinéraire de l’histoire- problèmes vers la nouvelle Haïti de demain») qui compose le livre précité (160 pages). En dépit de la réserve que la volonté explicite de subordonner la connaissance historique à l’action politique peut susciter chez les historiens non croyants ou traditionnels, les études que Leslie F. Manigat a consacrées à la présidence de Salomon et à la transition post-1986 (pour prendre des exemples élargis) demeurent judicieuses et fortes.

Dans sa vie, cette attirance pour la politique, cette fascination pour l’histoire se manifestèrent très tôt, dès la décennie 1954-1965. A cette étape initiale se rattachent ses toutes premières monographies historiques comme, entre autres, La naissance d’Haïti à la vie internationale 1804-1830, mémoire pour l’obtention du diplôme d’études supérieures d’histoire à la Sorbonne, Paris, 1953 ; Haïti, berceau du Panaméricanisme : Pétion et Bolivar, cours du Centre d’études secondaires (1953-1963), Le délicat problème de la critique historique : les sentiments de Pétion et de Boyer vis-à-vis de l’indépendance nationale dans la conjoncture de 1809-1814. Port-au-Prince, Imprimerie de l’Etat, publication de la Société d’Histoire et de Géographie d’Haïti, 1955 ; La question de l’Est de 1844 à 1874, cours professé au Centre d’études secondaires de 1953 à 1963 ; Geffrard et le Concordat de 1860, cours professé au Centre d'études secondaires et destiné à la collection «Le livre du maître, guide de l’élève» ; Contribution à l’Etude de la Politique Etrangère d’Haïti : le Problème de l’utilisation des Eaux frontalières, article paru dans une série publiée par la «Revue Diplomatique», Port-au-Prince, 1959 ; «Le sort d’une belle promesse, compte-rendu critique de l’ouvrage de Dantès Bellegarde «Histoire du peuple haïtien», exercice de travaux pratiques à l’intention des étudiants de la section des sciences sociales de l’Ecole normale supérieure, septembre 1954 ; La Révolution haïtienne de 1843. Essai d’analyse historique d’une conjoncture de crise, publication de l’Association des Etudiants de l’Ecole normale supérieure de l’Université d’Haïti, 1955 ; La Politique d’éducation nationale du Roi Christophe, 1956 ; L’avènement du général Lysius Félicité Salomon Jeune à la présidence d’Haïti, Port-au-Prince, Imprimerie de l’Etat, 1957 ; La politique agraire d’Alexandre Pétion, Port-au-Prince, Imprimerie La Phalange, 1962 ; L’œuvre politique et administrative de L. F. Salomon, le contemporain capital du 19e siècle haïtien, cours du Centre d’études secondaires, Port-au-Prince (1953-1963).

 

L'histoire comme savoir oticitaire

Sans aucun doute, son enseignement -très éclectique, rappelons-le - a largement contribué à la rénovation des cours d’histoire dans le secondaire comme aussi dans le supérieur. Enveloppées dans la volubilité de son verbe et relayées par l’enthousiasme de ses étudiants, ses interventions extra universitaires ont permis aussi à un large public de visionner notre histoire autrement à travers ses différents problèmes. Démarche intelligente, qui s’adresse à l’esprit autant et plus qu’aux connaissances générales. Ce qui définit le métier d’historien pour Leslie F. Manigat, c’est une érudition vraie. Spécialiste des sciences politiques, il a pris l’initiative de faire créer l’Ecole des hautes études internationales (EHEI) en 1958 devenu plus tard INAGHEI et dont il fut le premier directeur. Extrêmement cultivé, à la curiosité insatiable, il prit soin d’élaborer des programmes inspirés des grandes Ecoles étrangères (France, Etats-Unis) et de faire recruter nos meilleurs spécialistes pour en faire un centre universitaire d’excellence. D’une manière très générale, c’est l’idée que l’enseignement est directement connecté à un «devenir», et qu’on ne produira du sens qu’en rapport avec ce «devenir», avec quelque chose d’utile en quelque sorte. Ceci rend compte de son intérêt et de sa passion à faire profiter la jeunesse des progrès du savoir. Tout à fait. C’est tout bénéfice puisqu’on pose aussi les problèmes ensemble, devant des étudiants.

 

Dès la première étape en Haïti de sa vie d’historien, entre 1954 et 1965, Leslie F. Manigat, de retour au pays en 1953 après ses cinq ans d’études supérieures en France, imprima déjà à l’évolution de sa trajectoire une double marque qui va durablement se maintenir. En premier lieu, il s’inscrit de plain-pied dans la dynamique théorique et méthodologique des réseaux de l’Ecole des Annales de France fondée principalement par ses anciens maîtres Lucien Febvre, Marc  Bloch, Fernand Braudel, source de sa formation initiale. A la hauteur du continent américain, sa grille d’analyse de l’histoire s’inscrit dans la filiation de l’Ecole des Annales et constitue une rupture avec l’histoire événementielle, conception passéiste de la science historique pour privilégier une autre approche, celle de l’histoire explicative (l’histoire-problèmes).  «Historien-politologue professionnel», comme il le disait lui-même, il développa une méthode d’explication et d’analyse moderne pour appréhender la réalité vécue dans son évolution et ses différentes dimensions (conjoncturelle, structurelle, temporelle) en se fondant sur des textes et tous types de documents, en s’appuyant sur les apports des autres sciences. 

Aussi parle-t-on couramment d’une pédagogie discursive avec Leslie F. Manigat qui a passé sa vie à questionner surabondamment «les causes de nos malheurs» en y apportant les réponses les plus sensées. Car, c’est aujourd’hui clair, il était obsédé par la politique et sa traduction incandescente, le pouvoir, mais, pour lui, c'était POUR CHANGER LA VIE. L’ambition était, en tant que politologue, de faire de l’histoire une science sociale à part entière. Dans cette perspective, l’histoire est questionnement, compréhension et explication des problèmes passés qui ont marqué la vie nationale et des problèmes actuels dont le pays ne parvient pas à se déprendre. En un sens, pour beaucoup, il rendait à nouveau possible un rapport vivant avec l’histoire, y compris sous sa forme la plus classique. A cet égard, la démarche d’analyse du professeur Manigat vise à éclairer la réalité historique dans toute sa complexité, à décrypter les tensions inhibitrices, à en rechercher les causes et à en dégager le sens. Imprégné de théologie et de vertus, il ne se départira jamais de ce choix qu’il enrichira naturellement au fil des ans dans sa quête permanente d’une production axée sur le souci d’excellence universitaire et le sens de l’autre, deux traits dominants de son tempérament.

 

Question de réactions internationales

Mais c’est surtout durant son exil et à son retour au pays qu’elle prit de l’ampleur. C’est son exil forcé, après son arrestation et incarcération en 1963 et une condamnation à mort par contumace en 1964 qui vont l’amener à de nouvelles réflexions et à une vraie militance politique à partir des années 70 jusqu’à la chute du régime macoute.  Depuis lors le personnage se lancera ouvertement et de plus en plus à plein temps dans l’action politique tout en parvenant à maintenir pendant longtemps son enseignement dans diverses institutions universitaires étrangères. Deux de ses livres Haïti in the sixties (Haïti des années soixante) publié en 1964 et Statu quo en Haïti ? Itinéraire d’un fascisme de sous-développement, Paris, 1971 sonnèrent le glas du pouvoir à vie. Au cours de toute cette tumultueuse période, ouverte par le mouvement de 1946 à nos jours, le pays ne manqua pas de notabilités historiennes, et l’historien Leslie F. Manigat, sur ce plan aussi occupa une place de choix par la ténacité de ce rapport si étroit avec l’action politique au cours de si longues années.

 À la fois éreintant et fructueux, son exil en Europe va être dominé par plusieurs séries de publications relatives aux questions de relations internationales contemporaines ou d’actualité, particulièrement pendant son séjour de recherches et d’enseignements de dix ans (1964-1974) à «Sciences Po» (Institut d’études politiques de Paris et Centre d’études et recherches internationales (CERI) de la Fondation nationale des sciences politiques et à ses sujets spécifiquement latino-américains. Pour preuve, la liste est impressionnante, mais parmi toutes ses nombreux conférences, études et ouvrages, on peut citer : Le tiers-monde et la Révolution : les partis communistes (conditions d’existence, organisation et bases sociologiques) dans le cadre de la thématique générale : «Les problèmes du communisme dans le monde contemporain», table ronde de l’Association française de science politique, en mai 1968 ; Les conduites extrêmes dans les relations entre les Etats-nations de puissance inégale ; domination et dépendance, colloque du CERI à Paris en 1971 ; Evolution et Révolution : L’Amérique latine au XX siècle (1889 – 1929) paru en 1973 sous le label prestigieux de la collection L’Univers Contemporain de la Sorbonne, Edition Richelieu réédité en 1991 en livre de poche ; Interdépendance et coopération dans le monde contemporain à Dubrovnik, Yougoslavie, en juin 1975 ; Réflexions sur la fonction politique du Commonwealth et de la francophonie, contribution au colloque «Francophonie et Commonwealth : Mythe ou réalité ?» «organisé au printemps 1977 par le Centre québécois de relations internationales, Université Laval, Canada, collection «Choix», 1978 ; «L’ère du gel des conflits entre Etats d’Amérique latine», Revue française de science politique, Paris, Vol XXI, no 6, 1971 ; «Le reclassement des forces politiques en Amérique Latine», L’Univers politique, 1968, Annuaire français de relations internationales, Paris, Edition Richelieu, Imprimerie nationale, 1968 ; L’indigénisme en Amérique Latine et dans la caraïbe, Gouvernement de la Principauté d’Andorre, 1984.

 

La période caribéenne

A travers une ontologie historique de nous-mêmes, son influence ira grandissant et ses œuvres (communications, publications, cours) feront de lui un personnage hors pair, une référence. Généalogique dans sa finalité et explicative dans sa méthode, sa période caribéenne à l’Institut des relations internationales de St Augustine à Trinidad (1974-1978) et à l’université Simon Bolivar de Caracas au Venezuela (1978-1986) connut un rayonnement retentissant. Je ne sais pas s’il faut parler ici de l’âge d’or de la productivité et de l’épanouissement phosphorescent de l’œuvre historique et de la pensée politique de Leslie F. Manigat, en tout cas, il y avait une sorte d’état de grâce dans l’articulation de sa démarche intellectuelle et sa vie. Voici quelques-uns de ses travaux et études de cette période faste : «1976 : The Manifestation of a conjoncture of crisis in the Caribbean as an object of international concern », in « The Caribbean Yearbook of International Relations 1976 », Leslie F. Manigat, General Editor, Sijthoff International Publishers, Leyden, Hollande, 1977, 613 p., « The Caribbean Approaches to International Relations », communication le 27 février 1978 au séminaire sur les « Political and Economic Choices to the Contemporary Caribbean » , organisé par le Latin American Program du Woodrow Wilson International Center for Scholars, Washington D.C. ; « El Caribe, un mar entre dos mundos », ouvrage collectif publié par l’Université Simon Bolivar, Caracas, Editorial Oquinoccio, 1978 ; « Crisis, Ideologia y Geopolitica en el Caribe de hoy » publié dans le magazine hebdomadaire dominicain « Ahora », Santo Domingo, République dominicaine, numéros 832 (5 de noviembre de 1979) et 834 (19 de noviembre de 1979), et élargi et refondu dans une importante étude sous le même titre dans la rubrique « La Caraïbe à un tournant de la guerre froide 1979-1982 » dans l’ouvrage « The Caribbean and World Politics, Cross Current and Cleavages » déjà cité ; « Existe-t-il une identité caraïbéenne commune ? » étude parue dans l’ouvrage collectif « Problems of Caribbean Development » publié par l’Association allemande des Spécialistes universitaires de l’Amérique latine, Munich, Allemagne Fédérale, 1982 ; « Géopolitique des Relations entre le Venezuela et la Caraïbe : problématique générale et problèmes particuliers »,étude parue dans l’ouvrage collectif « Geopolitica de las relaciones entre Venezuela y el Caribe publié par l’Association vénézuélienne pour l’avancement de la culture (ASSOVAC), Caracas, 1983 ; « The role of the major and regional powers in the search for viable alternatives in the Caribbean Basin », communication à la conférence « Social and Economic alternatives in the Caribbean Basin, Stanford University, octobrer 1983 ; « Géopolitique et conjoncture dans la Décision de Relations Internationales : L’intervention militaire nord-américaine en Grenade en 1982 », étude parue dans le livre collectif d’hommages « Mélanges offerts au professeur Jean-Baptiste Duroselle » intitulé « Enjeux et Puissances ; Pour une Histoire des Relations Internationales au XXème siècle », Publications de la Sorbonne, Paris, 1986 ; une série annuelle de missions d’enseignement de 1972 à 1985 à l’Université Antilles Guyane, cours en Martinique et en Guadeloupe sur l’histoire moderne et les problèmes de la Caraïbe contemporaine ; « Geopolitica del Caribe (apertura de una coyunctura nueva), dans la revue « Nueva Sociedad » , septiembre/octubre 1985, editorial Nueva Sociedad Ltda, San José, Costa Rica.

 

La pleine signification de la contribution du professeur Manigat à la nation haïtienne est encore occultée. Le bilan de son cheminement politique controversé devrait aussi servir à mieux l'appréhender en toute objectivité. Fidèle au chemin d’investigation historique où l’ont conduit dès son adolescence les cours de catéchisme et les exemples de piété maternelle, son univers intellectuel est immense dans son rayonnement autant que dans son ampleur ; les questionnements qu’il ouvre sont vastes, les thèmes exploités sont variés et les combats menés sont nombreux. Profondément ancré dans le monde et dans son temps, il est un penseur polymorphe, ce qui rend difficile, sinon impossible, de déterminer le trait de lui-même le plus prégnant. C’est sa foi chrétienne. Le mot Démocratie, chez Leslie F. Manigat, entraîne le mot chrétien. Cette réponse ne dit plus rien à la jeunesse actuelle, livrée à elle-même, désespérée et désespérante, en qui la perspective théologique s’est effacée pour faire place au culte de l’argent facile. Et c’est peu dire que ses convictions religieuses n’ont guère laissé de traces dans son œuvre historique.

Pour des raisons sans nul doute propres à son tempérament boulimique et contrairement aux promoteurs des Annales et à plusieurs autres auteurs de multiples réseaux de cette école historique, Leslie F. Manigat ne s’approprie aucun champ particulier pour en être le spécialiste attitré. Pourtant cela a toujours été le cas en Haïti aussi! Et en l’envisageant ainsi, il me semble qu’on peut y reconnaître un point de détail spécifique : l’usage de la raison à des fins de reconstruction, c’est-à-dire par rapport au présent, dans son bouillonnement. La partie de son œuvre qui me paraît aujourd’hui – en ces temps d’incertitudes et de malheurs la plus vivante et la plus instructive est justement toute cette série de publications et d’études d’actualité et de prospectives identiques et consubstantielles à son maître ouvrage, un ouvrage-clé et à clés, La crise haïtienne contemporaine, collection du CHUDAC, Editions des Antilles, Port-au-Prince, 1995, je veux parler des titres de cette série axée sur les problématiques et les interrogations liées à la modernisation-démocratisation d’Haïti, thèmes centraux de sa pensée politique.

Ethnicité, Nationalisme et Politique : le cas d’Haïti », communication à la cinquième conférence de la « Latin American Studies Association » tenue à San Francisco, du 14 au 16 novembre 1974 et publiée par les Editions Connaissance d’Haïti, New York, 1975 ; « Le glas de la période nationale 1869-1915 », dans « la crise de dépérissement de la société traditionnelle haïtienne », tome 3 de l’Eventail d’Histoire Vivante d’Haïti ; « Comment et pourquoi Haïti, pionnière du cycle historique de l’abolition de l’esclavage des Noirs, et première à inaugurer l’ère de la décolonisation des peuples de couleur, a-t-elle pu chuter, après deux siècles de vie nationale, à ce niveau critique de sous-développement qui la fait situer aujourd’hui parmi les pays les moins avancés du monde (PMAs) ? », conférence à l’intention de la jeunesse haïtienne, au REX-Théatre, le dimanche 3 janvier 1999 ; Une seule voix pour deux voies, un seul lit pour deux rêves, Port-au-Prince, Editions des Antilles, 1995 ; « Où va Haïti à la veille du bicentenaire de l’indépendance nationale ? », conférence au dîner-débat du 27 octobre 2001 à « la Maison des Polytechniciens » à Paris ; « Les Sciences Sociales dans une société haïtienne en crise de mutation », conférence à la séance inaugurale du programme de maîtrise en Sciences sociales de l’Université Quisqueya le 5 avril 1999 ; « Les deux cents ans d’histoire du Peuple haïtien 1804-2004 », collection du CHUDAC, Port-au-Prince, Haïti, 2002, une « Anthologie du XXème siècle ». A l’intention des étudiants haïtiens de l’histoire des relations internationales contemporaines, Port-au-Prince, Haïti, et six (6) « Cahiers du CHUDAC (Centre Démocratique en Action », intitulés respectivement « Quelle Démocratie pour Haïti » 1996 ; « La mondialisation en marche, et Haïti dans tout cela ? », Port-au-Prince, Haiti « Cahiers du CHUDAC », 1996, « Modèle dépendant et modèle autonome dans le système de la société traditionnelle haïtienne », Cahiers du CHUDAC. Port-au-Prince, Haïti ; « Concevoir, dire et faire la politique autrement », Connaissance d’Haïti, 1997 ; Au cœur de la Société traditionnelle. Problématique et Destins d’Haïti - Thomas du XIXe siècle au 20ècle, 1998 et « D’hier à demain : Forger l’avenir Haïtien », 1998. « Crise de dépérissement d’une société traditionnelle dans la Méditerranée américaine et crise de dissolution de l’Etat-nation traditionnel : le cas de l’Haïti contemporaine dans sa situation transitionnelle de non-droit», communication à la conférence internationale sur « Civilisation et Droit » organisée du 16 au 19 avril 2003 par le Centre européen de droit public (ECPL) à Athènes, Grèce et « Haïti.

L’actualité est tout autre chose. Le présent ou plutôt un ensemble de thèmes et de problématiques venus du passé  implique d’abord qu’on s’empare de tout pour éviter les confusions toujours trop faciles entre la raison et la réalité des faits. Il n’y a pas de doute – j’ai essayé de le montrer à propos de l’accès au pouvoir – que Leslie F. Manigat, homme du XIXe siècle mais avec des idées modernes, a défini une certaine manière de faire de la politique. Je pense aussi que comme opérateur politique pour poser par un lien de relation directe la connaissance historique et la volonté de progrès, il a formulé une question pratique qui nous demeure posée.

 

Un inventaire de onze problèmes vécus

Pour maintenir note histoire vivante, il convient d'aboutir à l’élaboration d’une véritable praxis capable de nourrir durablement la réalité sociohistorique du peuple haïtien. Il faut donc concevoir qu’il ne pourra s'en sortir que par un changement radical que Leslie F. Manigat pensait que seul un parti réformateur d’avant-garde pourrait initier. Car sans que sa carrière académique et intellectuelle se soit jamais interrompue, on peut dire qu’à partir de la chute du pouvoir à vie en 1986 et du retour au pays la balance dans la vie, les actions, la production de Leslie F. Manigat penchent certes du côté de l’activité politique mais sans réduire le rythme de l’auto-réflexion, un véritable système de pensée, comme on n'avait plus l'habitude d'en voir depuis Jean Price-Mars . L’équilibre ne changera à nouveau qu’après son retrait du RDNP, en 2007.

A bien y regarder, par la finesse et la profondeur de ses analyses, en cherchant à déterminer ce qu’il a pu y avoir de bon et de mauvais dans notre ethos, il a révélé la densité ontologique de notre histoire nationale. Une compréhension autre de l’histoire émerge, enracinant les recherches méthodiques et patientes du professeur Manigat dans la matrice de notre histoire nationale dont il a dégagé un inventaire de onze problèmes vécus par le peuple haïtien dans son évolution collective de 1804 à nos jours. Ce qui a impliqué une série d’enquêtes historiques aussi précises que possible ; c’est une volonté de transcender le présent. Au premier problème identifié, celui de la précaire existence d’un Etat-nation du nom d’Haïti, celui que j’ai relevé et qui me paraît avoir été fondateur de toute une forme de réflexion politique et historique, viennent s’ajouter le drame de la terre et de la pression du nombre en Haïti, la problématique de l’ethno-nationalisme haïtien, l’usage en échantillons de la qualité remarquable des ressources humaines, la dichotomie villes-campagnes, l’arbitraire permanent des relations de pouvoir, la pauvreté persistante dans le contexte d’écarts sociaux, l’épineuse question de couleur, le rythme trop lent de l’instruction des masses populaires, le vodou vécu comme le malheur ou le bonheur du peuple haïtien et la défaite momentanée de l’intelligence et de la morale publique traditionnelle. Les thèmes obsessionnels de l’œuvre de Leslie F. Manigat sont bien là. L’écriture écumante est comme ramassée en boule sur elle-même. Il ne faut jamais oublier que son œuvre constitue un ensemble d’investigations et de processus historiques complexes, qui se sont situés à un certain moment de l’évolution de notre société.

Cependant, pour mieux appréhender toutes les facettes de sa pensée et de son œuvre à l’heure d’une transition à maîtriser, il faut lire aussi les livres qu’il a consacrés à la dimension internationale de notre histoire de peuple, d’hier à aujourd’hui. Des travaux uniques ou presque, d’un intérêt fécond. De très précieuses sources de savoir et de savoir-agir dans un monde devenu de plus en plus compétitif, impitoyable même. Le colonialisme a pris d’autres formes, utilise de nouveaux supports. Citons les deux tomes, les 4 et 5 de l’Eventail de l’Histoire Vivante d’Haïti (2007, 2008) spécialisés sur «Les aspects et problèmes de l’histoire des relations internationales d’Haïti de Toussaint Louverture à nos jours». A cette série appartiennent son Introduction à l’étude de l’histoire de la diplomatie et des relations internationales d’Haïti, collection du CHUDAC, Port-au-Prince, Haïti, Média-texte, 2003 ; Contribution à l’étude stratégico-diplomatique de la politique étrangère d’Haïti ; Les fondements, conditions et constantes de la diplomatie et les relations internationales d’Haïti ;Préface à l’indépendance nationale : diplomatie et relations internationales de Toussaint Louverture, le précurseur ; Haïti et le problème d’une thérapie de tutelle ou de curatelle paracoloniale éventuelle sous l’égide des Nations unies, un manifeste patriotique contre la tutelle étrangère, trilingue française, anglais et espagnol, 2006, et Nouveaux combats pour l’histoire vivante d’Haïti : Les huit et derniers essais sur l’histoire des relations internationales d’Haïti, Haïti à la carte 2008, Port-au-Prince, Imprimerie Média-texte, 2008.

À quoi sert l'histoire? Pourquoi faire de la politique?

A quoi sert l’histoire ?Pourquoi faire de la politique ?

L’histoire a un sens. Pour Leslie F. Manigat, penseur et acteur politique, sa connaissance est même un gage de réussite collective. Cette partie engagée, critique, explicative de son œuvre appelle au dépassement de soi. En ce sens cette critique n’est pas seulement didactique, et a surtout pour fin de rendre possible une praxis politique en précisant des programmes d’ensemble d’une autre société, d’une autre vision du monde, d’une autre culture politique.

Sans cette connaissance des temps passés, il ne peut donc y avoir là d’usage libre et fécond de la raison pratique. En analysant sans désemparer à des problèmes vécus par le peuple haïtien, en proie des difficultés et défis énormes, il appelle tout citoyen à prendre conscience que les crises économiques, sociales, politiques non résorbées, loin de créer une tension dynamisante génératrice d’élans créateurs et de forces de mobilisation, ont un effet d’inhibition et de blocage de l’évolution sociohistorique. La question du préjugé de couleur est l'exemple-type.

En se penchant sur ces multiples problèmes de l’histoire nationale, problèmes d'identité nationale et d'analphabétisme, problèmes de stabilité politique et de développement économique, entre autres, le professeur Manigat les passe au filtre d’une minutieuse et profonde analyse, convaincu que leur solution peut permettre de surmonter les crises profondes que traverse la société haïtienne, crises qui exigent un réaménagement du vivre-ensemble. C’est en pur historien-politologue que Leslie F. Manigat aura, d’un bout à l’autre de son existence, affronté les épreuves et les échecs personnels et collectifs. A s’interroger et à réfléchir sur ce qu’il conçoit comme un «hiatus inter-systématique», ce pathétique creux dans le passage de la société traditionnelle en crise à la société moderne en gestation difficile, du système politico-économique archaïque au renouveau républicain, il met en exergue au point d’en paraître assommant ce qui semble être des invariants sociopolitiques qui empêchent l’actualisation des potentialités dont Haïti, malgré ses malheurs séculaires, est porteuse, qui entravent sa modernisation et ralentissent considérablement sa démocratisation. Leslie F. Manigat était-il un autre sceptique, parce qu’il avait une attitude historico-critique ? ou encore, la Démocratie chrétienne qu’il chérissait comme essence politique était-elle un projet utopique dans une société archaïque comme la nôtre ? Par son approche à la fois volontariste et progressiste, il a débarrassé une certaine perception de l’histoire nationale de ses scories pour la restituer dans un véritable débat national susceptible de constituer un point d’appui pour construire l’avenir.

En ces temps de tutelle onusienne que vit Haïti, il est un profit certain à s’inspirer de la pensée «constructiviste» du professeur Manigat, une pensée riche d’enseignement, pour que se concrétise cet idéal de modernisation et de démocratisation de la société haïtienne. La concomitance des deux phénomènes ne doit pas nous surprendre. La valeur transformatrice, l’utilité en somme, du savoir historique, qui revendique d’emblée sous la plume de Leslie F. Manigat un haut niveau de mimétisme et de magnétisme, ne se prête pas seulement à l’exposé muséographique.

Il reste que la tonalité du discours de Leslie F. Manigat sur la politique était la plus véridique : il est très significatif que ses exemples et portraits politiques (Salomon, Vincent, Duvalier, Jean-Paul, Inginac, etc) soient ceux de la compétition sauvage, de la duplicité, de la hargne, de la passion dévastatrice et orageuse. Toutefois, il fait le constat que, pour le moment, cette prise de conscience salvatrice pour exorciser et dépasser notre passé turbulent et cette tradition anti-démocratique paraît entravée par la persistance des réflexes habituels et qu'Haïti, sous tutelle étrangère, semble incapable de s’organiser à rendre constructive sa présence dans le XXIe siècle. Incapable de progresser, de créer un régime démocratique stable, elle balance entre les beaux discours sur la modernité et les insanités traditionnelles de l’arbitraire.

 

Source : Pierre-Raymond DUMAS - lenouvelliste