Leslie François Manigat : une histoire d'excellence

  • Publication : mercredi 23 octobre 2013 15:18

Leslie François Manigat est un monument de l'intelligentsia haïtienne. Point besoin de chercher midi à quatorze heures pour reconnaître son poids dans la galerie des penseurs des XXe et XXIe siècles haïtiens. Difficile de lui coller des épithètes pour le qualifier ou le décorer. A lui seul, il représente toute une encyclopédie. Une bibliothèque ambulante. Un monstre sacré de la pensée historique et critique. Un érudit authentique. Une plume intrépide. Enfin, et ce n'est pas tout, un fin analyste politique et un modèle d'excellence. 

Né le 16 août 1930 à Port-au-Prince, il est le fils de François Saint-Surin Manigat, et de Haydée Augustin, tous deux enseignants. Il est le petit-fils du général Saint-Surin François Manigat, homme politique ayant occupé de grandes fonctions sous le gouvernement de Lysius François Salomon. Il fut ministre de l'Intérieur, délégué de la nouvelle Banque nationale d'Haïti et ministre de l'Instruction publique. 

Il a fait ses études classiques au Collège Saint-Louis de Gonzague dirigé par les Frères de l'instruction chrétienne (FIC)  puis des études supérieures à Paris où il a obtenu un doctorat en Philosophie. En Haïti, il a mené une double et importante carrière administrative et universitaire. Exilé en 1963 en France, aux Etats-Unis et au Venezuela sous la dictature de François Duvalier, il a été maître de conférences à l'Université Paris VIII (Vincennes) et maître de recherches associé au Centre d'études des relations internationales.

En 1970, il a épousé à Paris, en secondes noces, Mirlande Hippolyte, constitutionnaliste, ancienne élève de l'Ecole normale supérieure et docteure en sciences politiques. Elle est la première femme à faire partie du Sénat de la République. 

 

Carrière universitaire 

Fondateur et premier directeur de l'Ecole des hautes études internationales de l'Université d'Etat d'Haïti (Ueh) en 1958 et devenue plus tard INAGHEI. En 1966, il a prononcé une conférence à la Sorbonne au sein de la Société d'Histoire moderne (La substitution de l'hégémonie américaine à la prépondérance française en Haiti: la conjoncture de 1909-1912). L'étude a été publiée dans le Bulletin de la Société de l'Histoire moderne puis dans la revue d'Histoire moderne et contemporaine et dans le livre de Jean Bouvier et René Girault (L'impérialisme français avant 1914). Elle a été ensuite traduite en plus d'une douzaine de langues dans l'édition abrégée d'un ouvrage collectif édité par Marc Ferro chez Robert Laffont. Conférencier à la Maison des Polytechniciens en 2001 et à Athènes, en Grèce, en 2003. A Institute for the Story of Man en 1977 à New York où il a prononcé une conférence sur ''La relation entre le marronnage et les révoltes" puis "La révolution à Saint-Domingue-Haïti", communication publiée par les Annales de l'Académie des Sciences de New York.

En 1971,  il est professeur à l'Université Paris VIII (Vincennes), à Paris I (Panthéon-Sorbonne) en 1988 et à l'Institut des Hautes études internationales de Genève en Suisse, la même année. Il fut ensuite appelé à enseigner dans plusieurs autres universités, dont la Johns Hopkins University à Baltimore, aux États-Unis, l'Institut d'Études Politiques à Paris, le West Indies Universities à Trinidad, le Yale University (pour une brève période) et à l'Université de Caracas au Venezuela (aujourd'hui Universidad Central de Venezuela).

Passionné d'histoire, doué d'une intelligence hors pair et d'une connaissance très profonde de l'histoire mondiale, en général, et de l'histoire haïtienne, en particulier, Leslie -comme on l'appelle dans les cercles amicaux- fait figure d'exception parmi les historiens de sa génération. Son oeuvre porte la marque de tous les grands événements et de toutes les urgences qui ont jalonné l'histoire de ce pays qui l'a vu naître. C'est une oeuvre totale. Tout y passe ou presque : la culture, la politique, l'économie, la sociologie, la géographie, les conflits, etc. D'une rigueur et d'une exigence académique inclassable, il est l'auteur de plus d'une soixantaine de monographies, études et articles sur l'histoire de l'Amérique latine contemporaine et des Caraïbes.

 

L'homme politique

C'est au cours des années 1950 qu'a débuté la carrière politique de Manigat. Il a d'abord travaillé au ministère des Affaires étrangères. En 1957, il a appuyé la candidature de François Duvalier et partagé son idéologie. Peu de temps après l'accession du médecin de campagne au pouvoir, leurs relations n'étant plus au beau fixe, Manigat a dû subir quelques persécutions. Ainsi, en 1963, il a été incarcéré pendant deux mois pour avoir soutenu, lui reproche-t-on, les grèves des étudiants du début des années 1960. Relâché, il s'est exilé et s'est établi aux États-Unis, en France et au Venezuela.

En exil, il entre dans l'opposition. Militant farouche, nourri d'idées et d'ambitions progressistes, il a fondé en 1979, au pays de Chavez, le Rassemblement des démocrates nationaux progressistes (RDNP) -parti politique qu'il a dirigé pendant 25 ans- et critiqué ouvertement le régime en place. Après la chute de Jean-Claude Duvalier en 1986, il rentre au pays et se porte candidat à la présidence aux élections présidentielles avortées du 29 novembre 1987, sous la bannière de son parti. 

Malheureusement, les élections n'ont pas eu lieu. Port-au-Prince s'est vu livrer à un véritable carnage en ce matin du 29 novembre. Toutefois, deux ans après, il devient, à la faveur de l'armée, le 39e président d'Haïti (février-juin 1988) -soit le premier issu d'une élection quoique contestée par la majorité des regroupements et partis politiques de l'époque.

Suite au limogeage du général Henri Namphy pour cause d'insubordination, il s'est vu renversé du pouvoir le 20 juin 1988 par un coup organisé par certains membres des Forces Armées d'Haïti. Le pouvoir étant, de nouveau, remis à Henri Namphy, il a dû, une fois de plus, s'exiler pour ne revenir qu'à la veille des élections de 1990. Candidat à la présidence d'Haïti en 2006, il a été battu par son rival, René G. Préval, l'homme de Marmelade -Ti René pour les intimes- qui a fait, non sans tracasseries, son deuxième mandat.  

 

L'intellectuel, l'historien

Manigat est, en dépit de tout ce qu'on peut lui reprocher, entre autres, son obsession pour le pouvoir politique, un chercheur remarquable et exceptionnel. Personnage énigmatique aussi, esprit critique et pénétrant, son travail d'historien est d'une richesse étonnante. La classe intellectuelle haïtienne aurait dû lui accorder un ''Award of recognition'' pour services rendus à l'avancement de la pensée (historique et politique) pendant les trente dernières années. Pour sa grande contribution à la recherche historique. Disciple de Marc Bloch et de Lucien Febvre de l'Ecole des Annales qui prônait l'écriture d'une ''histoire totale, une histoire complète''. Une histoire vivante qui tient également compte du présent.

Ses travaux sur l'Amérique latine et l'histoire d'Haïti sont d'une grande valeur. Son premier livre ''Évolutions et révolutions : l'Amérique latine au XXe siècle (1889-1929)'' paru dans la collection l'Univers contemporain des Editions Richelieu en 1973 se veut un maître ouvrage. Une référence sûre pour la connaissance de l'Amérique latine. Ayant fait l'objet de son enseignement à Paris VIII au cours de l'année universitaire 1971-1972, il est d'une grande richesse documentaire et doté  de réflexions très poussées sur les problèmes, les progrès, les idées et idéologies qui ont traversé et bouleversé ''l'Extrême occident'' -expression récente utilisée par les géographes en référence à l'Amérique latine.

D'autres ouvrages, tout aussi importants et de grande facture, témoignent de la richesse intellectuelle, le sens critique et la rigueur qui habitent cet historien haïtien. Leslie est un trésor. Une denrée rare. Tant par l'incommensurabilité du patrimoine qu'il nous a légué que par son attachement à l'histoire de ce pays qui l'a bercé. Vraiment un peuple qui vient de produire Leslie François Manigat, pour reprendre l'éloge de Jacques Stéphen Alexis au sujet de Jacques Roumain, ne peut pas mourir.

 

Source : Dieulermesson PETIT FRERE - Cette adresse e-mail est protégée contre les robots spammeurs. Vous devez activer le JavaScript pour la visualiser. - lenouvelliste