À propos de la place de Leslie Manigat dans l'historigraphie haïtienne contemporaine
- Publication : lundi 3 juin 2013 15:15
Le mouvement nationaliste urbain, considérablement amplifié après la défaite de la résistance paysanne de 1915-1920, favorise dans son développement un retour remarqué à l'appréciation positive du rôle de la connaissance de l'histoire patriotique dans la reviviscence des fondements de l'identité nationale. Dans ce contexte prend naissance, en 1923, la Société Haïtienne d'histoire, de géographie et de géologie (SHHGG). Elle aura précisément pour mission la revigoration de notre mémoire historique et de notre patrimoine culturel fortement ébranlés tant par l'ampleur et la profondeur de la crise systémique des années 1910-1915 que par le déroulement du processus d'implantation implacable de la domination étrangère entre 1915 et 1934.
De cette période jusqu'à ce jour, la SHHGG reste l'un des rares lieux institutionnels de promotion et de diffusion d'une recherche historique de plus en plus rénovée. En témoignent les nombreuses études d'auteurs haïtiens et étrangers publiées dans sa revue depuis 1925 ainsi que la réalisation de plusieurs autres activités telles que: attributions de prix d'histoire, éditions d'ouvrages, organisation de colloques, concours, séminaires, symposiums et actions commémoratives, comme le pèlerinage au Fort de Joux et l'apposition d'une plaque souvenir dans la cellule de Toussaint Louverture à l'occasion du deux-centième anniversaire de sa mort. Ce sont autant d'initiatives qui jalonnent la vie de l'association sur la trame de ses quatre-vingt-dix ans d'existence.
Dans le processus de mise en place de réseaux de production et de propagation du savoir historique, un autre pôle né à un autre moment important mérite d'être pris en considération. S'inscrivant dans la même veine des courants nationalistes, indigéniste et socialiste, en vogue depuis l'époque de la lutte contre l'Occupation nord-américaine, le mouvement démocratique de 1946 manifeste, lui aussi, un intérêt capital pour la consolidation de la connaissance de l'histoire nationale et des réalités géographiques du pays dans la formation des nouvelles générations de citoyens.
Au cours de l'année 1947, avec Emile Saint-Lôt à la direction du ministère de l'Education nationale, deux mesures sont prises dans cette perspective. L'une rend obligatoire l'haïtianisation, et par voie de conséquence la laïcisation, de l'enseignement de ces matières, particulièrement dans le cycle du secondaire. L'autre procède à la création de l'Ecole Normale Supérieure pour justement garantir la préparation de professeurs qualifiés dans ces champs du savoir. La pratique du travail d'historien dans la recherche et la production d'oeuvres nouvelles remonte certes aux premiers moments de la fondation de l'État-Nation. Mais la formation dans ce domaine est pratiquement restée en dehors des établissements d'enseignement supérieur. Ainsi pour la première fois dans le pays l'étude de l'histoire et de la géographie s'impose au niveau universitaire.
En concomitance avec le développement de ce nouveau centre d'intérêt, tout au cours de la décennie suivante, à l'occasion de la commémoration du Tri cinquantenaire de l'Indépendance nationale, l'on assiste à la publication d'importants travaux historiques qui démontrent bien un élargissement et une volonté de renouvellement des approches traditionnelles dans l'explication des phénomènes du passé de notre peuple. Les marrons du syllabaire de Jean Fouchard ainsi que La République d'Haiti et la République dominicaine de Jean Price Mars paraissent en 1953.
Citons seulement à titre d'exemples pour l'année suivante : le livre d'Alain Turnier, Les Etats Unis et le marché haïtien ; celui de Joseph Châtelain, La banque nationale Son histoire ses problèmes, et enfin l'essai d'Etienne Charlier, Aperçu sur la formation historique de la nation haïtienne, premier effort historique d'interprétation marxiste de la révolution de l'Indépendance par un écrivain haïtien.
Après des études approfondies à l'étranger, Leslie Manigat débute sa carrière vers 1954 dans une atmosphère prometteuse d'un nouveau rôle pour l'enseignant-chercheur universitaire dans les domaines respectifs de l'histoire et de la géographie. Dans le court laps de temps écoulé entre cette date et son départ pour l'exil environ une dizaine d'années plus tard, il contribue fortement à l'Ecole Normale Supérieure (ENS) ainsi que plusieurs autres professeurs, dont particulièrement Paul Moral, à l'impulsion du développement d'une série de thèmes de recherche ; ceux-ci ouvriront, pour plus d'un, la voie à de solides vocations dans l'évolution future des sciences sociales haïtiennes.
A partir de sa chaire universitaire il fait un apport substantiel à l'action de renouvellement des méthodes et du champ de la pratique historique. L'exercice d'un véritable magistère lui permet de participer dans les milieux intellectuels à l'extension d'une sérieuse réflexion sur la production historique tant à l'extérieur qu'à l'intérieur de l'institution universitaire. A cette époque, aussi bien la richesse des cours enseignés à l'ENS et à l'Institut français, l'originalité et la profondeur des travaux publiés par des auteurs de divers courants, que les intenses débats provoqués par des approches différenciées renforcent le favorable climat, propulsé par la poussée démocratique de 1946. Toute une pépinière formée dans la structure d'enseignement supérieur réalise ainsi un apprentissage positif de la recherche en histoire et en géographie.
En même temps s'acquiert depuis lors une meilleure valorisation de l'importance d'une bonne connaissance historique et des réalités locales dans la conformation et le développement de la conscience nationale et sociale.
L'établissement de la dictature duvaliériste va finir par briser cet élan. S'installe peu à peu dans le pays une répression systématique de toute expression publique d'une pensée autonome et/ou contestataire tant dans l'enceinte universitaire que dans n'importe quel type d'organisation de la vie sociale. Depuis lors, l'histoire reste encore plus hautement sous surveillance et surtout dans l'enseignement. Cependant, au niveau de certaines individualités, des percées parviennent à s'opérer dans des champs particuliers de l'investigation historique pour aboutir à des oeuvres remarquables. Georges Corvington, qui vient de nous quitter, me disait qu'en ces années-là son travail de recherche était pour lui comme une sorte de refuge, un exutoire face à la dureté de la situation environnante. Ces porteurs de passions épanouies pour la recherche historique vont d'ailleurs en 1978 donner un nouveau souffle à la Société Haïtienne d'Histoire, de Géographie et de Géologie.
Dès la première étape en Haïti de sa vie d'historien, entre 1954 et 1965, Leslie Manigat imprime déjà à l'évolution de sa trajectoire une double marque qui va durablement se maintenir. En premier lieu, il s'inscrit de plain-pied dans la dynamique théorique et méthodologique des réseaux de l'Ecole des Annales, source de sa formation initiale. Il ne se départira jamais de ce choix qu'il enrichira naturellement au fil des ans dans sa quête permanente d'une production fortement imprégnée du souci d'excellence universitaire. Par exemple la haute tenue de ses cours à Vincennes sur l'Amérique latine et l'enthousiasme de ses étudiants d'alors m'ont été une fois évoqués par une de ses collègues de l'époque, Madeleine Rebérioux, spécialiste de Jean Jaurès et de l'histoire de la Troisième République française dans la même université.
D'ailleurs, le livre qui en est sorti sur le thème témoigne de la qualité de ce travail pédagogique et constitue jusqu'à présent un indispensable matériel de référence pour l'étude du sous-continent au tournant d'une période charnière conformée par deux siècles d'histoire. Pourtant, malgré ses grandes capacités et contrairement aux promoteurs des Annales et à plusieurs autres auteurs des multiples réseaux de cette école historique, Leslie Manigat ne s'approprie aucun champ particulier pour en être le spécialiste attitré.
Cette dernière caractéristique n'est pas non plus en syntonie avec l'ensemble du système de production de l'historiographie haïtienne aux XIXe et XXe siècles. D'une façon générale, nos historiens choisissent des thèmes particuliers qu'ils traitent avec érudition, même parfois dans une perspective de longue durée de deux ou trois siècles. C'est bien le cas par exemple des importantes études réalisées par les Jean Fouchard, Alain Turnier, Roger Gaillard, Gérard Laurent, Georges Corvington, tous distingués membres de la Société haïtienne d'histoire, de géographie et de Géologie. Les travaux de Leslie Manigat tranchent nettement avec cette tradition. Permettez-moi de reprendre ce que j'en disais dans l'allocution prononcée, il y a environ trois ans, au moment de lui déférer solennellement la présidence d'honneur de notre nonagénaire association :
« Dans la lignée de nos grands historiens, le professeur Leslie F. Manigat occupe une place remarquablement singulière. À l'encontre de la tradition, il n'est pas identifié, jusqu'à maintenant, comme le spécialiste reconnu d'une période, d'un thème ou d'un personnage historique. Par son ample savoir et ses nombreuses recherches, il couvre pratiquement tous les grands moments de la vie nationale en y abordant une variété extraordinaire de thèmes, de problèmes et d'acteurs tant individuels que collectifs. Et tout cela se réalise avec une largeur de vues et une profondeur hautement stimulantes pour les recherches futures. Les cinq imposants volumes intitulés Éventail d'histoire vivante condensent bien d'ailleurs cette originalité. À ce compte, son oeuvre restera une référence permanente pour l'éclairage et l'approfondissement d'une multiplicité de questions historiques d'hier, d'aujourd'hui et de demain. »
Dès l'Antiquité grecque et romaine, chez les initiateurs de la science historique tels les Hérodote, Thucydide, Polybe, Salluste, Tacite, pour ne citer que ceux-là, une forte et persistante tendance s'est très tôt établie entre l'engagement politique sans réserve pour participer dans le faire l'histoire et l'activité de recherche, de réflexion et d'écriture du faire de l'histoire. Pour eux tous, on peut bien parler à ce moment-là, comme nous le signale François Hartog, du développement prodigieux de « la pratique de l'histoire à défaut de la politique ».
Avec un grand saut dans le temps et l'espace, nous pouvons constater que chez nous aussi nos premiers historiens, les de Vastey, Thomas Madiou, Beaubrun et Céligny Ardouin, ont lié de façon très étroite leur action politique et leur activité d'historien qui était considérée par eux, d'une façon ou d'une autre, comme une tranchée importante de leur combat. Dans les différents pays de l'Amérique latine également de nombreux historiens de renom ont joué des rôles éminents au niveau de grandes fonctions publiques dans les États nationaux en construction tout au cours du XIXe siècle. Il y en a même parmi eux, comme par exemple Bartolomé Mitre en Argentine qui accède à la présidence entre 1862 et 1868 ainsi que son successeur, Domingo F. Sarmiento, qui occupe le même poste dans les années suivantes jusqu'en 1874.
Leslie Manigat n'a pas échappé à cette complexe relation d'attirance et même de fascination qui existe depuis toujours entre l'histoire et la politique dont le goût pour l'exercice du pouvoir demeure l'une des motivations essentielles. C'est là le second trait fondamental de tout son cheminement. Dans une certaine mesure, cette spécificité se manifeste très tôt, dès l'étape initiale de 1954-1965. Mais c'est surtout durant son exil et à son retour au pays qu'elle prend de l'ampleur. Depuis lors le personnage se lancera ouvertement et de plus en plus à plein temps dans l'action politique tout en parvenant à maintenir pendant longtemps son enseignement dans diverses institutions universitaires étrangères. Au cours de toute cette période, ouverte par le mouvement de 1946 à nos jours, le pays ne manque pas de notabilités historiennes, et l'historien Leslie Manigat, sur ce plan aussi occupe une place de choix par la ténacité de ce rapport si étroit avec l'action politique au cours de si longues années.
Une fois, au cours d'une conversation, il m'a confié n'avoir pas réussi dans ce domaine. Je ne lui ai rien répondu ce jour-là, me limitant à recueillir son propre constat. En réalité, son accession vivement controversée à la présidence de la République en 1988 et le coup d'Etat grotesque qui s'ensuivit quelques mois plus tard, les manoeuvres grossières pour empêcher sa compétition dans la tenue d'un second tour lors des élections présidentielles de 2006, l'implantation jusqu'ici problématique dans un pays à très faible culture institutionnelle du parti et du courant politiques de son adoption, autant de facteurs qui peuvent naturellement porter l'historien-politologue qu'il est à jeter un regard insatisfait et désabusé sur ce pan de son activité professionnelle. Quoi qu'il en soit, au-delà de ces déconvenues, son oeuvre demeurera, pour longtemps encore, un inestimable apport à la connaissance de l'histoire nationale et détiendra sans aucun doute une place remarquable dans le palmarès des travaux de nos grands historiens, par sa qualité certes, mais surtout pour être jusqu'à présent la seule produite en grande partie dans le déroulement d'une brillante carrière universitaire exercée tant dans le pays qu'à l'étranger.
Source : Michel Hector - lenouvelliste