Ce que je crois - Réflexions patriotiques pour une sortie de crise

07 avril 2015

Je m’adresse à mes compatriotes et à tous ceux, Haïtiens et étrangers, qui s’intéressent au devenir du pays, pour leur livrer les réflexions qui m’habitent en considérant l’état de délabrement du pays et les incertitudes qui obscurcissent son avenir.

La population demeure jusqu’ici plutôt amorphe devant les échéances électorales annoncées, malgré l’inscription, inattendue et ahurissante, de près de 200 partis et regroupements politiques. Il ne s’agit pas d’un signe de vitalité et d’intérêt pour les consultations annoncées dans un chronogramme serré et irréalisable, et le cas demeure pour moi une source de préoccupation pour la gestion de cet enthousiasme mathématique.

Les conditions semblent réunies pour que ces élections n’aient pas lieu.

Que l’on ne se méprenne pas. Mes propos n’expriment ni le pessimisme, encore moins le fatalisme.

J’ai de profondes convictions démocratiques et, pour moi, les élections sont la voie normale d’accéder au pouvoir à n’importe quel échelon. J’ai personnellement participé à de multiples consultations ces dernières années ; j’ai été élue Sénateure de la République et, à deux reprises, j’ai tenté sans succès de retourner siéger au Sénat. J’ai pris part à la dernière élection présidentielle avec des résultats sur lesquels il n’est guère opportun de revenir. J’ai encore l’ambition de briguer le poste de Présidente de la République. C’est dire que ma carrière politique est jalonnée de compétitions électorales et, je le répète avec force, la consultation populaire demeure, à mes yeux, la meilleure façon d’obtenir la légitimité nécessaire pour exercer le pouvoir politique. Il n’y a pas donc de contradiction entre mes espérances actuelles et les propos que je tiens à travers cette prise de position.

Je ne me sens pas autorisée à affirmer que les élections n’auront pas lieu. Je ne dispose pas d’une boule de cristal révélatrice de vérités, et je ne suis pas dans le secret des décideurs en la matière, Haïtiens et étrangers. Ce que je déduis de tous les paramètres actuellement disponibles et révélés comme des probabilités, c’est que l’aventure électorale est mal partie, et si elle se déploie, elle n’apportera aucune solution à nos problèmes. Il suffit d’effectuer un retour en arrière pour réaliser que les consultations passées depuis 1987, au lieu de résoudre les difficultés du moment, n’ont fait qu’enfoncer un peu plus le pays dans des crises inédites avec des effets cumulatifs.

Tout d’abord, le Décret électoral est entaché d’irrégularités. Déjà, parmi les visas, on a inséré l’Accord en date du 11 janvier 2015 qui ne saurait passer pour une référence juridique. L’Article 244 proclame que ce Décret annule toutes les Lois, Décrets-lois, etc qui lui sont contraires. Cette formule sacramentelle est un non-sens juridique, car un Décret ne saurait annuler une Loi. Si le Conseil Constitutionnel prévu dans les Amendements apportés à la Constitution de 1987 était opérationnel, il devrait frapper ce décret de caducité.

Le Conseil Électoral, le 16e Provisoire depuis la fin de la dictature alors que, selon la Constitution, un seul était prévu, n’inspire pas confiance. Il est issu de l’application de l’Article 289 miraculeusement sorti indemne de la procédure d’amendement de 2009-2012 qui a pourtant concrétisé la caducité de toutes les Dispositions Transitoires dont il fait partie. Nous avons appuyé la résistance des 6 Sénateurs qui en réclamaient la résurgence opportune afin de contrer les modèles a-constitutionnels envisagés. Mais les conditions de la nomination des membres et la personnalité de certains d’entre eux laissent planer des doutes non quant à leur bonne volonté, mais à leur compétence. La présence de conseillers dont certains jouissent d’une réputation de sérieux et d’honnêteté ne préjuge pas de la capacité de l’institution en tant que telle de gérer un ensemble de compétitions qui, partant du Président de la République, est censé englober 20 Sénateurs, 118 Députés, trois membres de chacune des 142 communes, des 570 sections communales, un nombre non défini de Délégués de ville, les membres des 142 Assemblées communales, des 570 Asecs, des 10 Conseils et Assemblées départementales et, pour coiffer cet échafaudage déjà compliqué, un Conseil Interdépartemental. Il est à prévoir que ce CEP sans passé fonctionnel et sans expériences accumulées, de surcroît doté de moyens logistiques insuffisants se retrouvera en panne sèche dans le déroulement de cet ambitieux programme.

L’idée d’organiser toutes ces consultations en moins d’un an est un défi au bon sens et met aussi en cause la capacité des partis et regroupements d’y faire face. Car il faut considérer, par-delà le nombre de candidats qu’ils vont aligner, le coût exorbitant de la caution à verser au Trésor public, aux termes de l’Article 91 du Décret Électoral : 500.000 gourdes par un candidat à la Présidence, 100.000 par celui qui brigue la fonction sénatoriale, 50.000 celle de Député, 15.000 gourdes pour un cartel municipal, 3.000 pour celui d’un Casec, 200 gourdes pour le cartel de l’Asec et pour le poste de délégué de ville. L’impression qui se dégage de ces exigences est que l’État trouve dans ces élections un moyen de récolter un peu d’argent.

Je me demande combien de partis seront en mesure d’assumer cette charge, même s’ils proclament urbi et orbi, sans y réfléchir sans doute, qu’ils présenteront des candidats à tous les niveaux. Un simple calcul révèle que la participation d’une formation politique à ces compétitions coûterait des millions de gourdes, rien que pour s’acquitter de ces cautions, sans encore entrer dans le cycle de la propagande électorale de plus en plus onéreuse. Combien de candidats sérieux devront s’abstenir faute de disposer des moyens autonomes pour leur participation à ces comices ? C’est une atteinte à l’égalité citoyenne et un déni des droits. Ils dissuadent des citoyens compétents, mais peu fortunés de se présenter, et favorise ceux qui ont de l’argent, quelle qu’en soit la provenance et quelle que soit leur incompétence pour assumer certaines charges.

Ainsi, au vu du nombre de candidats potentiels, on peut se demander quelle peut être la dimension d’un bulletin de vote rempli par un embouteillage de noms, de sigles, d’emblèmes, de numéros, ce qui risque de confondre l’électeur moyen d’autant que la propagande ne disposera pas du temps nécessaire pour l’éducation électorale. C’est l’occasion de renouveler un plaidoyer pour l’installation progressive du vote électronique qui ne neutralisera pas d’un coup ces inconvénients ni non plus les possibilités de fraude, mais les diminuera.

Le coût des opérations est évalué, officiellement, à 58 millions de dollars dont seulement 28 sont actuellement disponibles ; la balance proviendra vraisemblablement de la communauté internationale ; et cette somme sera gérée par le PNUD, ce qui écorne la vision d’une élection expression de la souveraineté nationale.

Par-delà les élections annoncées se pose le problème de ces consultations elles-mêmes et, à ce sujet, il convient de souligner leur rythme insensé, la question de l’homogénéité des mandats et l’évidence contestable des résultats engrangés.

En application des dispositions de la Constitution de 1987, particulièrement généreuses sur le papier, le pays est engagé dans un chronogramme qui défie toute logique. En effet, si nous prenons pour base de départ l’année 2015, et à supposer que l’on ne tienne pas compte des avatars et des abstentions enregistrés au cours des années précédentes, la nation devra affronter un cycle infernal d’élections, avec tout ce que cela suppose de charges financières :

2015 : élections à tous les niveaux;

2016 : renouvellement du tiers du Sénat;

2018 : renouvellement d’un autre tiers;

2019 : élection des Députés et des Collectivités Territoriales;

2020 : élection présidentielle et du tiers du Sénat;

Et encore, à supposer qu’un Président de la République ne s’avise pas de ne pas remplir ses obligations en n’organisant aucune de ces consultations commandées par la Constitution à des dates prévues, comme cela vient de se faire au cours des dernières années.

Cette succession impérative pose aussi le problème de l’uniformité ou au mieux, de la compatibilité des mandats. Je n’ai jamais compris le bien-fondé de cette norme selon laquelle le Sénat se renouvelle par tiers tous les deux ans, appliquée chez nous depuis 1806. Il convient de songer sérieusement à un alignement des mandats, au moins parlementaires, qui allégerait le rythme des élections.

Par ailleurs, une analyse objective conduit à se demander : « à quoi ont servi ces élections depuis 1987 ? » En quoi ont-elles affermi l’État de droit et amélioré les conditions d’existence de la majorité des Haïtiens ? L’adoption du suffrage universel est certes un acquis irréversible, encore qu’il faille le renforcer par une campagne d’éducation civique, mais nous devrions nous poser sérieusement la question non de l’opportunité des élections qui s’inscrivent dans une perspective démocratique, mais de leur finalité sociologique qui découle de la manière dont elles sont organisées.

Tout ce questionnement ramène aux dispositions constitutionnelles. Ce qui est en cause, ce n’est pas la Constitution en elle-même, car en tant que texte de loi, elle ne saurait assumer une responsabilité quelconque, mais un réexamen sérieux et lucide de ses dispositions les plus problématiques.

Je n’éprouve aucune hésitation à affirmer ce que j’ai maintes fois dit et écrit : la Constitution de 1987 comporte de très bonnes dispositions en particulier en ce qui concerne l’affirmation des droits et libertés.

Les amendements introduits en 2009-2012 (au total 113 entre les suppressions, les modifications et les ajouts), en dehors des péripéties rocambolesques de la procédure appliquée, n’ont pas apporté un éclairage correcteur aux failles enregistrées, mais ils ont plutôt compliqué les choses.

La question fondamentale qui se pose est quoi faire de cette gabegie normative créée par l’imprévoyance des acteurs. Les citoyens ne savent pas avec quelle Constitution le pays est actuellement gouverné, si celle de 1987 est encore opérationnelle, s’il faut recourir au texte amendé publié dans Le Moniteur le 13 mai 2011, ou à celui publié en juin 2012 avec la mention Reproduction pour erreurs matérielles, lesquelles ont été repérées par une Commission sans qualification juridique et qui a été publié sans être promulgué. Et que dire de la Constitution en créole qui n’est pas une traduction de la française, car elle a été votée dans la nuit du 9 au 10 mars 1987 de façon autonome. Elle a été tout simplement oubliée dans les préparatifs de l’amendement, mais elle demeure juridiquement exécutoire. Nous sommes au milieu d’un brigandage constitutionnel.

Les solutions sont théoriquement doubles. L’amendement prévu au Titre XIII de la Constitution obligerait à attendre la 8e session de la 50e Législature, quand elle sera installée pour initier la procédure.

La seconde est la mise en place d’une Assemblée constituante. J’en avais formulé la proposition dans un livre publié en 1995 et réédité en 2010 sous le titre Plaidoyer pour une nouvelle Constitution. Ici intervient un point capital de mes réflexions : seul un Gouvernement Provisoire dont l’intérêt est souvent évoqué dans des commentaires publics ou privés serait en mesure d’entreprendre la convocation de cette Assemblée constituante. Pour ce faire, il n’est point nécessaire de rassembler plus d’une trentaine de citoyens issus de secteurs variables, dotés de bon sens, réceptifs aux suggestions de la population. Mais pour mettre le texte en forme juridiquement inattaquable, il conviendrait d’en confier la rédaction à des spécialistes du Droit capables d’en respecter la lettre.

Un Gouvernement Provisoire formé sur une base consensuelle, en collaboration avec les forces vives du pays (partis politiques, syndicats, associations de jeunes et de femmes, société civile), installé pour un temps défini, pourrait s’atteler à effectuer des tâches urgentes et aussi organiser calmement des élections avec un nouveau Conseil.

Pour donner confiance à la population, je préconise que les citoyens qui intégreraient ce Gouvernement Provisoire s’engagent à ne pas participer aux élections qu’ils organiseraient. Cette abstention proclamée et respectée me paraît indispensable pour dissiper tout soupçon quant à l’utilisation des avantages du pouvoir pour se faire élire.

Dans cette perspective se pose la question du destin de l’actuel Président de la République. Je continue de croire qu’il vaut mieux qu’il ne termine pas son mandat afin de libérer cet espace-temps qui reste jusqu’au 7 février 2016. Mais je fais appel à son patriotisme afin qu’il cesse d’être une partie du problème national et pour qu’il s’associe plutôt à la solution. Nous avons été des compétiteurs il y a 4 ans. Actuellement, laissant de côté le passé, nous pouvons nous retrouver en tant que citoyens soucieux du devenir de la nation.

J’ai conscience qu’en publiant ces réflexions, je cours le risque de ne pas être comprise de tous mes compatriotes. Ce risque, je l’assume en toute lucidité. J’ai la conviction que je pense tout haut, que j’écris ce que de nombreux citoyens préoccupés, comme je le suis, pour l’avenir de notre pays pensent et disent tout bas, sans oser rendre publique leur position.

 

Quoiqu’il puisse m’en coûter, je livre ces réflexions avec l’espérance, tenace et lucide, qu’elles pourront être utiles.

Mirlande Manigat