Le président Leslie Manigat, un rendez-vous manqué avec le peuple haitien

Pour saluer le départ d’un géant

« Je suis parfaitement conscient des conditions particulièrement difficiles dans lesquelles j’accède au pouvoir. »

(C’était en janvier 1988. Recommandé par Roger Dorsinville, j’eus l’insigne honneur de travailler au service de la correspondance du cabinet spécial du président Manigat préparant sa cérémonie d’investiture pour le 7 février. A ce poste, le privilège m’échut d’intégrer le poule de correcteurs devant traiter le draft de son discours de circonstance avant la frappe dactylo.)

Le mérite du professeur Manigat comme homme politique fut de s’offrir en holocauste pour la paix en Haiti dans la bouillonnante conjoncture de 1987. « Manyòk pat ka rache, eleksyon pat ka fèt » : impossibilité de renverser la junte militaire au pouvoir, impossibilité morale d’organiser des élections avec elle. Ambivalence politique donc après les massacres de la rue Vaillant et du 26 avril devant le Fort-Dimanche. Manigat accepte le défi , plus par civisme que par calcul politique. Un risque calculé, trop tôt malheureusement.  Ce n’était pas son heure en effet ; cependant, lui, qui s’assumait un rassembleur, se sentit interpellé par l‘histoire au moment où, sinon la réconciliation nationale, du moins l’apaisement des passions s’imposait comme un passage obligé.  

Après l’investiture : « On nous parle de dérapages, de bavures de l’armée, de percée louverturienne ! Comment prendre le pouvoir dans une terrine de sang pour parler  de bavures ensuite ! » Me Gérard Gourgue était furax, ainsi que toute l’opposition. On avait encore frais à l’esprit le massacre de la rue Vaillant début 1987, quand des hommes armés firent feu à volonté sur une file de votants dans un point de vote. 37 morts. Et ce sont ces mêmes militaires du CNG (Conseil national de gouvernement), auteurs intellectuels du massacre de la rue Vaillant, qui, fin 1987, organisèrent les élections portant Manigat au pouvoir.  

C’était vraiment une percée louverturienne, une alliance avec le diable. Une gazelle traversant un  étang sur le dos d’un caïman. Comme Toussaint Louverture, Manigat avait tout contre lui, son alliée l’armée en tête de liste. On ne saurait contourner l’armée, quelle qu’elle fut pour prendre le pouvoir en Haïti. Manigat lui-même dira : «  Se lè w fin janbe letan ou joure manman Kayiman. » (C’est une fois sorti de l’étang qu’on peut injurier les caïmans.)

Et le président Manigat cohérent, prestigieux, patriote perd le pouvoir en plein marais en jouant franc-jeu avec  sa monture ‘caïmanesque ‘.  Il refuse de livrer le colonel Jean-Claude Paul à la justice américaine accusé soi-disant de trafic de stupéfiants. A la vérité, le colonel avait simplement subtilisé 1600 fusils Ghalil d’un lot de 5000 venant des Etats-Unis et transitant par Haïti pour l’opposition nicaraguayenne.

Un vieux renard solitaire, ‘moitrinaire’, qui sacrifie sa pudeur de petit-bourgeois saint-louisien sorbonnard pour flirter avec une armée de voyous habillés par Washington, se rebelle pourtant contre les diktats de celui-ci ! Je crois avoir humé cet arome quelque part. Manigat, extraterrestre politique, véritable tour Eifel haïtien, appartient pourtant à une famille politique en Haïti. Où donc situer ce patriote élitiste pragmatique?

Manigat n’est pas d’origine populaire ; de plus, il n’a rien à voir avec l’indigénisme, ni le marxisme, ni le noirisme. Mais il grandit dans un contexte anti- impérialiste qui aura fabriqué les derniers hommes debout de ce pays, avant l’ère  des « hommes  enceintes ». Il nait en pleine occupation américaine. Il a 16 ans quand Désulmé, sénateur, fait son coup d’État parlementaire du 12 août 1946 qui porte Dumarsais Estimé au pouvoir. Il a 27 ans en 1957 à l’avènement de F. Duvalier et travaillera au ministère des Affaires Étrangères dans les années soixante.

Le 12 août 1946 symbolise la prise du pouvoir des nationaux sur les libéraux vainqueurs en octobre 1806 puis en juillet 1915 avec le débarquement des marines  américains. C’est une date charnière de l’histoire nationale. C’est un rêve que vint interrompre momentanément Paul Eugène Magloire en mai 1950 qui renverse Estimé. Donc, tous les estimistes qui collaborèrent avec Magloire seront déclarés traîtres à la cause des nationaux incarnée par les duvaliéristes. La suite on la connaît : une vague de répression à deux niveaux : 1956-1964 contre les ex-estimistes devenus  magloiristes, puis déjoistes, jumélistes et même mopistes anti-Duvalier. 1961-1969, la chasse aux communistes et le « nettoyage » des cadres supérieurs de l’armée magloiriste. 

Et Manigat, soucieux de sa virginité politique, se démarque de ce bain de sang organisé par sa famille politique et choisit l’exil. Washington ne sera pas dupe : Manigat est un patriote qui ne se laissera pas mener à coups de dollars par des petits blancs incultes.

 

Ce que je lis dans les résolutions secrètes du professeur

Face à la débâcle de l’après-Estimé et l’expérience duvaliérienne, le prof a dû se dire ceci :

1. Jésus-Christ paraissait un perdant à sa mort, pourtant ses disciples ne l’ont jamais abandonné, ni lui, ni ses idées. Pourquoi pas nous Haïtiens ? Après Dessalines, maintenant c’est au tour d’Estimé.

2. L’Haïtien vit à côté de sa formation académique, il  ne respecte  aucune idéologie écrite sinon à ce traditionnel credo familial qui tue le pays : Pito nou lèd nou la. Kapon antere manman l. Kapab ki fè, manmanm te toujou di m, etc. 

3. Donc au pouvoir, on  a les hommes qu’on veut (il l’a dit à Dorsinville). Pourquoi chevaucher toute une vie avec des opposants qui ne respectent que les gagnants ? Il faut gagner d’abord, et seul.

4. L’armée est incontournable. L’armée donne le pouvoir, les élections confirment l’élu.

5. L’Américain lui aussi est incontournable. Il faut donc éviter tout antécédent ou sympathie communiste si on veut compter avec son appui.

6. Et ce qu’il a dit tout haut à la presse : « Ce n’est pas la manière de prendre le pouvoir qui compte sinon ce qu’on fait avec le pouvoir. » (Là je dirais attention ! Même avec une auréole intellectuelle, le pouvoir, sans le crédit moral, inhibe l’autorité et appelle la répression).

 

Le bilan du président Manigat

Quatre mois et douze jours au pouvoir, pas du tout suffisant pour avoir les hommes qu’il voulait. 12 projets de loi révolutionnaires  soumis au Parlement, dont celui créant le ministère de la Culture après 184 ans de notre indépendance de peuple. Des élections réalisées sans l’argent ni la supervision de l’étranger. (Notons qu’il n’y a pas eu d’enquête sur le massacre de la rue Vaillant et que cette même armée était présente lors des élections de 1990. C’est de Manigat qu’on ne voulait pas.)

 

En guise de conclusion. Quelle leçon tirer du sabotage de Manigat ?

Quand on se nomme Leslie François Manigat, ancien de la Sorbonne, fondateur de l'École des Hautes Études Internationales, professeur partout sur le continent, on se procure 3 millions de dollars US en claquant les doigts. On fonde une somptueuse université privée de retour d’exil dans son pays. Après 15 ans, on trie 200 cadres pour diriger le pays. Alors seulement on s’intéresse aux élections.

Quand on se nomme Leslie François Manigat, politologue, on ne louvoie pas avec Washington. On le regarde dans les yeux et on lui dit ce qu’on veut pour son pays. Car un patriote haïtien assumé est aussi dangereux aux yeux du Blanc que Fidel Castro en 1959. Ce n’est pas en claironnant son anticommunisme que Washington vous épousera. 

Quand on se nomme Leslie François Manigat, historien, on se doit de savoir que jamais le capitalisme raciste international nous pardonnera 1804, ce serait un suicide pour lui.  Même dans la boue, nous n’avons pas le droit de regretter d’être un peuple de dieux, croyants en Dieu…

… Mais, pour cela, il faudra que nous cessions de nous mêler des démêlés d’outre-tombe entre Dessalines et Pétion. Le premier ne voulait-il pas donner sa fille en mariage au second ? C’étaient deux affranchis, deux propriétaires d’esclaves, deux complices à courte vue qui ont sacrifié Toussaint Louverture. Les deux  ont tout mon mépris.

Ne vous retournez pas professeur. Passez le rideau sans regret. Votre journée est bien remplie, à bien des égards. Saluez Thomas Désulmé, Roger Dorsinville, Marc Bazin, Gérard Gaetgens, Jean Coradin, Georges Beaufils et Rémy Zamor. Dites-leur que j’ai endossé le combat là ou  votre génération l’a abandonné en 1986 : la réconciliation nationale pour le développement économique. 

 

Et merci encore professeur pour le ministère de la Culture !

Henry-Claude Innocent - Ingénieur civil - Cette adresse e-mail est protégée contre les robots spammeurs. Vous devez activer le JavaScript pour la visualiser.