Se découvrir devant Leslie François Manigat

Les funérailles imposantes, le week-end dernier, de l’ex-président Leslie  Francois Manigat à St-Louis de Gonzague où il fit ses études académiques ont servi à affiner ma réflexion sur la perte réelle d’un grand esprit et le vide qui s’ensuit. Quand les aînés s’en vont, notre responsabilité d’assumer leur héritage devient plus lourd. 

Je me souviens d'avoir été puni au lycée Pétion quand le directeur m'avait surpris en classe de 5e secondaire avec en main un énorme livre de Manigat, « Révolutions et Contre-Révolutions » , un fusil sur la page de couverture. J’avais à peine 13 ans. Je m’étais procuré ce livre « révolutionnaire » au marché en bas, près d’une marchande, qui m’avait offert ce qui en restait après avoir utilisé certaines pages pour emballer du pois congo. J’apprenais alors que ce Manigat était un « communiste » exilé. Je découvrais à 20 ans que Manigat se positionnait plutôt parmi les anticommunistes, affiliés à l’Internationale Démocratie chrétienne et au Vatican. 

En 1982, à la conférence internationale de l’opposition haïtienne à Mexico, cette confirmation me parvint : Manigat refusait de négocier la «libération d’Haïti«  aux côtés des partisans de René Théodore du Parti communiste. Mais le pays semblait attendre, sur la base des rumeurs, la venue du « sauveur » à la tête d’une véritable armada de héros, pour faire partir le dictateur. Celui-ci partit tout seul. Le 7 février 1986, une foule me porta sur ses épaules devant le palais en criant: « Vive la presse indépendante ! Les exilés arrivent, ils viennent nous aider ! ». Un petit groupe, drapeau bleu et rouge en main, criait  à tue-tête : « Manigat ! Manigat ! ». Le  26 avril 1986, Leslie Manigat revenait. Grosse curiosité pour nous tous. Je l’ai rencontré pour la première fois 10 jours plus tard au Musée d’art haitien où il participait à un vernissage aux côtés de son épouse Mirlande, une fine fleur de l’intelligence. Roger Gaillard me glissa à l’oreille : ces deux-là ont un bel avenir, il sera président et elle la première dame. 

Le 7 février 1988, Manigat assumait effectivement la présidence, avec le support inconditionnel du Venezuela de Carlos Andrez Perez. Renversé en juin 1988 après 134 jours au pouvoir, il prenait à nouveau le chemin de l’exil. En 1990, directeur général de Radio nationale, j’ai mené, auprès de la présidence d’Ertha Pascal Trouillot, d’intenses négociations pour faciliter son retour en Haiti. Mes démarches couronnées de succès permirent  à la République d’accueillir ce fils ultra-nationaliste et aux convictions chrétiennes des plus profondes. Manigat et moi avons des lors tissé de solides liens d’amitié. Entre le professeur et un amoureux de l’histoire d’Haiti, parfois, s’entrechoquaient  les idées, mais il finissait toujours par imposer les siennes.

 

LA MORT DE MANIGAT : UNE ABSTRACTION

 La mort de Leslie Manigat, pour moi, est une abstraction, un mot du philosophe Vladimir Jankélévitch ( La Mort, Flammarion, 1977). Manigat, jusqu’à la dernière minute, ne semblait avoir peur de cette abstraction. Cloué au lit par sa maladie, il désirait même le plus tôt possible affronter la mort, sans se mortifier. Il entra enfin le 27 Juin 2014 dans « le sommeil de l’éternité » ( expression de st Paul) pour ne plus en ressortir. Ce qu’il nous faut gérer maintenant, c’est l’héritage Manigat.

D’abord, ses qualités humaines à partager entre nous : le sens de la dignité, le refus du déshonneur, la combativité, l’esprit rassembleur, l’amour de la patrie, la rectitude, la clairvoyance et la recherche permanente du savoir à partager généreusement.

 L’héritage se circonscrit également autour de la capacité d’organisation du dirigeant politique, fondateur en 1979 du RDNP (Rassemblement des démocrates nationaux progressistes). Je retiens de lui une rare noblesse. Maintenant, son départ nous oblige à notre tour à developper, en souvenir de lui, une parfaite élégance  dans les affaires politiques. Homme de tous les combats, Leslie  Manigat vient d’ouvrir les portes d’une dernière bataille : laisser debout toute une génération qui doit assumer sa relève, au-delà de l’abstraction de sa mort.

Il est parti certes, à 83 ans, avec un esprit resté authentiquement jeune, plein de révolte ou, mieux encore, indigné d’être obligé de nous quitter sans ne pouvoir plus rien changer. Pourtant, il a tant changé durant son parcours : fonder des instituts de hautes études, former des guerriers de la lumière, radicaliser le respect des valeurs d’éthique, et refuser systématiquement toute forme de médiocrité.

J’ai eu la chance de le rencontrer plusieurs fois dans ma vie, non pas seulement pour l’écouter, mais pour apprendre. Une fois, il me complimenta d’avoir été le premier à lui apporter des détails historiques qui semblaient lui échapper, sur la cérémonie de l’habitation Manigat qui, à Fort-Liberté en 1781, dix ans avant la cérémonie du Bois-Caiman, décida de l’urgente nécessité (après la création des États-Unis) de promouvoir l'indépendance d'Haiti avec les masses noires. Jean Baptiste Santiague, le leader qu’assistait son aïeul Guillaume Manigat, réunit sur l’habitation Manigat de jeunes révolutionnaires nègres marrons, dont certains devinrent les futurs héros de notre indépendance.

 

MANIGAT : UN FLAMBEAU DU PASSE

Cet homme pour lequel viennent d'être organisées des funérailles nationales et que nous venons d’accompagner à sa dernière demeure était, à mon avis, l’un des survivants de la guerre de l’indépendance permanente qu’il a menée inlassablement toute sa vie au XXe et jusqu’à son départ au XXIe siècle, perpétuant une noble tradition. Leslie  Manigat a porté pour nous tous un flambeau qui date du passé le plus intime de notre histoire de peuple. Son nom Manigat, en arrawak chez les Indiens tainos, signifait simplement le «chef qui nous guide ». 

J’aime aussi rappeler un fait marquant de l’histoire : quand son arrière-grand-père (Guillaume Manigat) fut choisi par le général Hédouville  pour remplacer Toussaint Louverture à titre de gouverneur de St- Domingue,  il fut arrêté séance tenante par le général Moise à Fort-Liberté. Toussaint Louverture ordonna de le libérer et de le placer en résidence surveillée sans jamais le toucher, parce que, disait-il, « faire du mal à un Manigat peut faire réveiller des morts ! Il faut arrêter plutôt les manigances d’Hédouville »  (Pierre Pluchon, Toussaint Louverture, 1989). Toussaint faisait sans doute allusion à un ancien esclave du Dahomey, Christ d’Allada, un hougan de l’habitation Manigat qui réveillait des morts et les envoyait au combat aux côtés de ses hommes.

Le petit-fils de Guillaume, le général François Saint-Surin Manigat, ministre de l’Intérieur puis de l’Education sous le gouvernement de Lysius Salomon, rata de peu la présidence après le départ de ce dernier du pouvoir le 10 août 1888. Le fils du général, le jeune professeur Francois St-Surin Manigat jr, crut devoir ajouter un St-Roc en baptisant son nouveau-né Leslie  Francois (St-Roc) Manigat en 1930. Il jura de rattraper l’histoire à travers cet enfant, conservant le rêve familial comme un roc. 

Quand Leslie Manigat épousa Marie Lucie Chancy en premières noces, il s’unissait à une descendante directe de Toussaint Louverture , et avec Mirlande Hypolite, sa seconde épouse , les Manigat se réconciliaient avec la puissante famille de Florvil Hypolite  qui jurait de les garder loin du pouvoir.

 

MANIGAT ET L’IDÉAL DU PARTI NATIONAL

En fait, Leslie Manigat s’attacha dès sa jeunesse à l’idéal du Parti national de Lysius Salomon (le pouvoir au plus grand nombre) , se détacha du camp de Papa Doc en 1962 pour se ranger dans la mouvance des étudiants révolutionnaires, en combattant le régime qu’il qualifia de « fascisme de sous-développement ». Emprisonné en 1963, avant d’être déporté vers la France, il se vit dépouillé de sa nationalité haitienne le 28 octobre 1968 et placé sur une liste de condamnés à mort au cas où il reviendrait en Haiti.

En exil, il poursuivit sa carrière d’enseignant, d’abord à l’Institut d’études politiques de Paris, puis à l'Université Johns-Hopkins à Baltimore aux États-Unis, au Washington Center of Foreign Policy, à l'Université des Indes occidentales à Trinité-et-Tobago, à Yale University ou à l'Université de Caracas au Venezuela, tout en étant un membre influent de la fondation  Woodrow Wilson.

Lors de la crise de 2004, des tractations voulurent lui confier le poste de Premier ministre d’Haiti, il l’aurait refusé, préférant aller aux élections présidentielles, mais il termina en seconde place derrière le président élu René Préval. Outré des irrégularités, il resta dès lors dans l’opposition farouche au pouvoir Lavalas , tout en poursuivant la publication de ses livres, au total une centaine sur la politique et l’histoire de son pays aux côtés de plus de 5 000 articles et conférences.

L’héritage de Manigat se ramène également aujourd’hui, après son départ, à la vision du RDNP qui priorise les jeunes, les femmes, les intellectuels , les églises , la diaspora, le secteur privé et la paysannerie. Quels étaient les principaux axes d’actions préconisés par Manigat ? Celles-ci : un pacte communautaire avec la paysannerie, la capitalisation et la modernisation de la classe moyenne, la lutte contre la vassalisation de l’économie haïtienne par l’économie dominicaine, une nouvelle révolution agraire, un code d’investissement plus nationaliste, la valorisation des secteurs d’affaires en fonction des intérêts du pays,  la création de 565 centres de santé dans toutes les sections communales et de  10 hôpitaux dans chaque département, une offre universitaire de masse pour empêcher l’émigration de nos jeunes vers les universités voisines, la création d’emplois par le financement de projets industriels confiés à des jeunes dans les diverses communes , question de créer partout la richesse, le lancement d’une force d’ordre public et d’un Institut des hautes études de la défense nationale, une réforme au niveau des relations extérieures et un pouvoir de services à tous les niveaux.

Le départ de Manigat laisse en chantier tout cet ensemble de rêves. À nous maintenant de reprendre le flambeau, « Dieu prenant soin de nous , à nous de prendre soin de la nation à notre tour ! » comme souvent il le disait. Se découvrir un moment devant un tel esprit est un devoir filial. Au revoir professeur! La classe reste toujours debout.

 

Source : Adyjeangardy - lenouvelliste