Leslie François Manigat, itinéraire d’un intellectuel incompris

L’on ne finira jamais de citer le nom de Leslie François Manigat dans le paysage politique et intellectuel d’Haïti. Avec quelles expressions évoquer l’image et  même l’ombre de ce « nationaliste » au parcours décidé, à la verve séduisante et contagieuse. Cet homme politique intransigeant et rigoureux dans ses réflexions et animé d’un certain idéal patriotique mettant en avant l’honnêteté et l’intégrité.

Manigat, c’est l’histoire d’une vie. D’une femme, sa mère, veuve et humble institutrice qui s’est battue comme elle pouvait pour élever ses quatre enfants. C’est l’histoire d’un homme doté d’un goût extraordinaire pour les études, le livre, l’effort, la recherche, en un mot, tout ce qui relève des choses de l’esprit. C’est aussi un esprit sage. D’une grande érudition. Un humaniste qui croit dans les valeurs, dans le mérite et s’attache aux principes. Ses écrits, d’une grande valeur, auraient marqué, pendant des siècles encore, toute la production intellectuelle d'Haïti. 

On pourra, sans doute, reprocher à Leslie François Manigat, de n’avoir pas parlé le langage du peuple, mais il est, n’en déplaise à ses détracteurs voire même ses ennemis jurés, celui qui avait compris que le peuple ne pourra pas vivre uniquement du vieux pain quotidien. Qu’il n’y a pas que le ventre à remplir. Qu’il lui faut aussi meubler son esprit. Il a montré à ce peuple, à ses fils, la voie à suivre pour bâtir des lendemains meilleurs. Il avait une vision qui se démarque de celle des politiciens de son temps. On est plus que surpris devant son franc-parler. Avec un air sérieux, les yeux grands ouverts, l’index pointé vers le haut, veston ou « guayabera », ses propos évoquent toujours une mise en garde. Comme s’il s’agissait de quelqu’un, et c’est le cas de le dire, qui a toujours une solution de rechange aux péripéties du peuple haïtien. L’on se souvient encore de ses propos à la victoire de l’homme de Marmelade aux élections de 2006…

 

Un universitaire exemplaire

Le grand écrivain malien Amadou Hampâté Bâ disait à l’Unesco en 1960 : «  En Afrique, quand un vieillard meurt, c’est une bibliothèque qui brûle ». Manigat n’est, certes, pas un Africain dans le sens premier du terme, mais c’est toute une bibliothèque qui vient de partir en fumée. Parce que le petit-fils du général Saint-Surin François Manigat est un monument de l’intelligentsia haïtienne.  Plume intrépide. Écrivain prolixe, chercheur remarquable à l’esprit vif et pénétrant, cet ancien président de l’ancienne « Perle des Antilles » fait figure d’un intellectuel qui a su prendre « Le temps d’apprendre à vivre » dans l’univers des mots et des signes. Il n’a pas fait figure d’un intellectuel à demi-régime ni à temps partiel. 

Éternel premier de classe chez les frères de Saint-Louis de Gonzague, sa vie n’a été aucunement une comédie ou, si c’était le cas, elle n’était que divine. Sa vie comme celle de tout homme qui souhaite sortir de l’ordinaire a été une œuvre d’art.  Il l’a sculptée, à sa manière, au burin de l’esprit. Comme tout homme, sa vie a eu des hauts et des bas. Certainement des échecs.  Les premiers sont si nombreux qu’on a l’impression qu’ils ont éclipsé les périodes de déboires. 

En 1948, son baccalauréat en poche, il prend le chemin de la ville lumière, Paris, où il décroche sa licence ès Lettres avec la mention histoire, puis le DES à la Sorbonne et à l’IEP. Après l’obtention de son doctorat en Philosophie, il a été maître de conférences à l’Université Paris 8 (Vincennes) et maître de recherches associé au Centre d’études des relations internationales. Professeur à l’Université Paris 8 (Vincennes) en 1971, à Paris I (Panthéon-Sorbonne) en 1988 et à l’Institut des Hautes études internationales de Genève en Suisse, la même année, il a été appelé à enseigner dans des universités très prestigieuses dont la Johns Hopkins University à Baltimore aux États-Unis, l'Institut d'Études Politiques à Paris, le West Indies Universities à Trinidad, le Yale University) et à l'Université de Caracas au Venezuela (aujourd'hui Universidad Central de Venezuela). 

 

Un pèlerin du savoir

Avec plus de cinquante ans de carrière universitaire, ce pèlerin du savoir a aussi roulé sa bosse dans l’enseignement supérieur en Haïti comme professeur à la Faculté de Droit, l’École Normale Supérieure et aux Hautes Études Internationales (aujourd’hui Inaghei) qu’il a lui-même créé à la fin des années 1950. Puis, ce fut à l’Université Quisquéya où il a enseigné, ne serait-ce que pour une courte durée, le cours d’ « Histoire des relations internationales d’Haïti, de Toussaint Louverture à nos jours ». Doué d’une culture encyclopédique, Leslie est ce professeur, cet homme de lettres et aussi cet homme politique qui a consacré toute sa vie à la cause haïtienne. D’une culture encyclopédique, dont le discours s’est fait l’écho des mots de patrie, union, solidarité, et dignité nationale. Des mots chers à l’idéal du RDNP (Rassemblement des démocrates nationaux progressites) –parti qu’il a dirigé pendant 25 ans.

 

Manigat, ce politicien éclairé 

L’on aura beau rapporter que les Manigat ne sont que des obsédés du pouvoir, cela est peut-être vrai dans un pays où l’on est souvent – si ce n’est toujours  – confronté à ce dilemme, à savoir la quête du bien commun entre la vita activa et la vita contemplativa, pour reprendre une formule de Jacques Rupnik dans un article au sujet de Vaclav Havel paru dans les colonnes du journal Le Monde en date du 22 décembre 2012. L’on ne comprend pas toujours que le rôle de l’intellectuel est surtout d’interpeller le pouvoir. Tout obsédé qu’il soit par la chose politique, il faut reconnaitre que notre historien a été toute sa vie un politicien pourvu d’une grande lucidité. Il peut y avoir, certes, des malentendus quelque part, d’ailleurs, celui qui s’est toujours « mis en réserve de la République » est mort incompris. Cependant, il faut souligner que Manigat a toujours élevé la voix face aux errements et aux fourvoiements de nos élites au cours de ces dix dernières années. 

 

L’envol d’une carrière politique

Fervent défenseur de l’Etat de droit, pétri à la pâte démocratique, il n’a eu de cesse de répéter qu’il faut tout faire pour éviter que l’incompétence ne s’érige en système ou pour que la médiocrité ne donne le ton dans le pays. Qu’il ne faut pas que les intérêts personnels l’emportent sur l’intérêt national. Exemplaire dans ses prises de position, sa carrière politique n’a débuté qu’au cours des années 1950, période pendant laquelle il a d’abord travaillé au ministère des Affaires étrangères. En 1957, il a appuyé la candidature de François Duvalier et partagé son idéologie. Peu de temps après l’accession du médecin de campagne au pouvoir, leurs relations n’étant plus au beau fixe, Manigat a dû subir quelques persécutions. Six ans plus tard, soit en 1963, il a été incarcéré pendant deux mois pour avoir soutenu, lui reproche-t-on, les grèves des étudiants du début des années 1960. Une fois relâché, il s’est exilé et s'est établi aux États Unis, en France et au Venezuela.

En exil, Manigat entre dans l’opposition. Militant farouche, nourri d’idées et d’ambitions progressistes, c’est au Venezuela, en 1979, qu’il a fondé le Rassemblement des démocrates nationaux progressistes (RDNP) – parti politique qu’il a dirigé pendant 25 ans – et critiqué ouvertement le régime en place. Après la chute de Jean-Claude Duvalier en 1986, il retourne au bercail et se porte candidat à la présidence aux élections devant avoir lieu le 29 novembre 1987, sous la bannière de son parti. Malheureusement, les élections n’ont pas eu lieu. Port-au-Prince s’est vu livrer à un véritable carnage en ce matin du 29 novembre. Toutefois, deux mois plus tard, il devient à la faveur des Forces armées d’Haïti (FAD’H), comme il aime à le dire, le 39ème président constitutionnel d'Haïti (février-juin 1988) – soit le premier issu d'une élection quoique contestée par la majorité des regroupements et partis politiques de l’époque. C’est cette erreur fatale, dit-on, qu’une bonne partie de la population haïtienne n’en finit pas de reprocher à ce grand admirateur d’Anténor Firmin jusqu’à son départ pour l’au-delà le 27 juin 2014. 

Renversé du pouvoir le 20 juin 1988 par un coup d’État organisé par certains membres des FAD’H, à la suite du limogeage  du général Henri Namphy pour cause d'insubordination, il a dû, de nouveau, partir pour l’exil. Leslie ne revient au pays qu’à la veille des élections de 1990. Candidat à la présidence d’Haïti de nouveau en 2006, il a été battu par son rival, René G. Préval, l’homme de Marmelade – Ti René pour les intimes –  qui a fait, non sans tracasseries, son deuxième mandat.  

 

Manigat, un modèle d’excellence

Quoiqu’on dise, quoiqu’on fasse Manigat reste et demeure un modèle d’excellence. Un chercheur remarquable et exceptionnel à offrir en exemple à la jeunesse haïtienne dont la grande majorité croit dur comme fer que la réussite et le bonheur ne résident que dans la bêtise et la banalité. Personnage énigmatique, esprit critique et pénétrant, son travail d’historien est d’une richesse étonnante. La classe intellectuelle haïtienne aurait dû lui accorder un « Award of recognition » pour service rendu à l’avancement de la pensée historique et politique pendant les trente dernières années. Pour sa grande contribution à la recherche historique. Ce disciple de Marc Bloch et de Lucien Febvre de l’École des Annales qui prônait l’écriture d’une « histoire totale, une histoire complète »   a produit une œuvre d’une grande portée scientifique. 

Passionné d’histoire, doué d’une intelligence hors pair et d’une connaissance très profonde de l’histoire mondiale, en général, et de l’histoire d’Haïti, en particulier, il ne fait point de doute que Manigat fait figure d’exception parmi les historiens de sa génération. Son œuvre porte la marque de tous les grands événements et de toutes les urgences qui ont jalonné l’histoire de ce pays qui l’a vu naître. C’est une œuvre totale. Tout y passe ou presque : la culture, la politique, l’économie, la sociologie, la géographie, les conflits, etc. D’une rigueur et d’une exigence académique inclassable, il est l’auteur de plus d’une soixantaine de monographies, études et articles sur l’histoire de l’Amérique latine contemporaine et des Caraïbes.

Ses travaux sur l’Amérique latine et l’histoire d’Haïti sont d’une grande valeur. Son premier livre « Évolutions et révolutions : l’Amérique latine au XXe siècle (1889-1929) » paru dans la collection l’Univers contemporain des Éditions Richelieu en 1973 se veut un maître ouvrage, une référence sûre pour la connaissance de l’Amérique latine. Ayant fait l’objet de son enseignement à Paris 8 au cours de l’année universitaire 1971-1972, il est d’une grande richesse documentaire et doté  de réflexions très poussées sur les problèmes, les progrès et les idées et idéologies qui ont traversé et bouleversé « l’Extrême Occident » – expression récente utilisée par les géographes en référence à l’Amérique latine.

D’autres ouvrages, tout aussi importants et de grande facture témoignent de la richesse intellectuelle, du sens critique et de la rigueur qui habitent cet historien haïtien. Un trésor national. Tant par l’incommensurabilité du patrimoine qu’il nous a légué que par son attachement à l’histoire de sa terre. Une valeur sûre, un « Legs » exemplaire au petit Haïtien.

 

Source : Dieulermesson PETIT FRERE - Cette adresse e-mail est protégée contre les robots spammeurs. Vous devez activer le JavaScript pour la visualiser.